Rusan Filiztek

Sans Souci
Sortie le 15 octobre 2021
Label: Accords Croisés
Avant les langues, les frontières et les puretés, la musique circulait avec la facilité du vent. Dans le vaste territoire que les Anciens appelaient Asie Mineure, le lent mouvement des peuples et des souverainetés nous a donné à voir et entendre aujourd’hui une mosaïque de traditions. Là, chaque traditionnaliste exhibe au visiteur des preuves irréfutables d’une lignée intouchée depuis trop de générations pour qu’on ose vérifier. Pure serait la musique des Turcs, des Kurdes, des Arméniens, des Grecs…
Avant les langues, les frontières et les puretés, la musique circulait avec la facilité du vent. Dans le vaste territoire que les Anciens appelaient Asie Mineure, le lent mouvement des peuples et des souverainetés nous a donné à voir et entendre aujourd’hui une mosaïque de traditions. Là, chaque traditionnaliste exhibe au visiteur des preuves irréfutables d’une lignée intouchée depuis trop de générations pour qu’on ose vérifier. Pure serait la musique des Turcs, des Kurdes, des Arméniens, des Grecs...

Avant les langues, les frontières et les puretés, la musique circulait avec la facilité du vent. Dans le vaste territoire que les Anciens appelaient Asie Mineure, le lent mouvement des peuples et des souverainetés nous a donné à voir et entendre aujourd’hui une mosaïque de traditions. Là, chaque traditionnaliste exhibe au visiteur des preuves irréfutables d’une lignée intouchée depuis trop de générations pour qu’on ose vérifier. Pure serait la musique des Turcs, des Kurdes, des Arméniens, des Grecs...

Or Ruşan Filiztek se souvient d’avant. Il sait assez de musique pour affirmer que les purs ont tort, qui oublient les souches communes, les mariages mixtes, les fêtes ensemble, les mélancolies partagées, les épreuves semblables des Kurdes, des Grecs, des Turcs, des Arméniens, de dix autres peuples de cette région traversée par autant de tragédies que de bénédictions...

« Je voulais présenter d’où je viens et où je vais », résume Ruşan Filiztek à propos de Sans souci, son premier album personnel, et ce propos est aussi simple que révolutionnaire. Car il ne prétend pas détenir le Graal de la      « vraie » musique d’Anatolie, qui serait à jamais celle d’un peuple seul. « Les traditions se sont séparées mais toutes les musiques de cette région utilisent les mêmes modes.

Les Grecs orientaux sont à l’origine de l’Anatolie, puis il y a les Arméniens, puis les Kurdes, puis les Turcs. Je ne parle pas grec, je ne parle pas arménien mais je peux interpréter leur musique. J’ai choisi de la jouer avec le saz, qui est le plus ancien instrument d’Anatolie – il y est attesté depuis deux mille ans. Avant la chute de l’Empire ottoman, si l’on va en Anatolie au XVIIIe ou au XIXe siècle, tout le monde joue du saz. Et tous les troubadours chantent en plusieurs langues. Ma génération l’a oublié.»

C’est aussi simple que cela : on a oublié la longueur de l’histoire, sa profondeur, sa largeur, sa mouvante liberté qui a brassé mémoires, langues, arts et appartenances pendant des siècles. Or la génération de Ruşan Filiztek vit beaucoup d’affrontements, connaît plus de traditionnalistes que de traditions.

Quant à lui, il est né au sud de la Turquie, à Seyhan, près d’Adana, de parents kurdes très éloignés de la religion. À neuf ans, il arrive à Istanbul où il va poursuivre ses études jusqu’au conservatoire. « Hélas, nous n’avons pas appris la musique arabe, ou kurde, ou arménienne, ou grecque, ou persane... Au conservatoire, on apprend la musique turque et ottomane. » Alors, en 2009, il part sur la route et arpente la Syrie, l’Irak, le Kurdistan, l’Iran, l’Arménie, la Géorgie avant d’arriver en France en 2015. « J’ai découvert des musiques sur le terrain. En arrivant en France, j’ai découvert les minorités et leurs musiques traditionnelles – les Bretons, les Basques, les Catalans et, à Paris, les Grecs, les Arméniens, la musique arabe – beaucoup d’occasions de jouer avec des musiciens professionnels. J’ai donc construit le répertoire de cet album avec toutes ces rencontres entre la Mésopotamie et la Grèce, entre le désert et la mer, et ici à Paris. »

À la Sorbonne, il poursuit son cursus de musicologie et travaille à sa thèse de doctorat sur « la vie musicale des Assyro-Chaldéens en région parisienne, tradition et adaptation ». Il joue dans les mariages de ces communautés qui se sont constituées peu à peu en Europe, par vagues d’immigration successives – Chaldéens de Turquie puis d’Irak, Assyriens d’Irak et de Syrie, à peu près 100 000 personnes en Europe, dont 20 000 en France. Et, dans ce Moyen-Orient d’Île-de- France, Ruşan Filiztek a poursuivi un voyage qui, tout au long de ses pérégrinations, « confirme ce que je pensais », à savoir une interpénétration des musiques.

Aussi a-t-il tout naturellement employé́ le saz à sept cordes, sauf pour deux titres traditionnels sur des modes orientaux en langue grecque et arménienne, pour lesquels il a pris un oud grec, et pour Sans souci, chanson rencontrée en Bretagne, et qu’il accompagne au saz à trois cordes. « En Bretagne, je suis allé dans les festou-noz, les festivals, partout. J'ai travaillé́ avec un des meilleurs chanteurs de France et peut-être du monde, Erik Marchand, ou encore avec le sonneur Gaby Kerdoncuff. » Il a découvert cette chanson qui traverse toute une vie, de la naissance à la mort, en pays gallo – la Bretagne de langue romane.

Autrement, à part trois interventions d’Artyom Minasyan au duduk, le saz à long manche et sept cordes joue un rôle central qui reflète la réalité de toutes les cultures d’Asie Mineure. Ruşan Filiztek rappelle que cet instrument est aussi au cœur de rites spirituels des Alévis, héritiers d’une très longue histoire. Et ses recherches se poursuivent aussi ailleurs : depuis son arrivée en France, il est allé plusieurs fois dans le désert marocain où il a joué de la musique avec les Touareg.

À Paris, il a aussi commencé une carrière de musicien transculturel : sans cesser d’être un Kurde de Turquie, il a créé plusieurs formations dont la plus large est un quintet avec une gambiste française, un guitariste flamenco, un flûtiste breton et un percussionniste libanais. « Je ne jouais pas en solo, jusque là », avoue-t-il. Mais Accords Croisés lui a lancé le défi d’un album en solo – ramasser d’un seul geste toute l’hétérogénéité de son bagage et des héritages multiples qu’il a accumulés ; oser chanter dans plusieurs langues, y compris des langues qu’il ne parle pas ; retrouver l’instinct des troubadours de siècles anciens qui s’adaptaient à des auditoires et des circonstances variés au cours d’une soirée comme au cours d’une vie... Et aussi, finalement, « être un exemple pour de futurs joueurs de saz, qu’ils sachent qu’il n’y a pas que la tradition dans la langue de leurs parents ou de leur pays. »

Ce message de retour à l’emmêlement ancien des sources est aussi un message pour un futur transculturel. Peut- être est-ce pour cela que l’on a une telle impression de richesse, voire d’opulence, à l’écoute de Sans souci : en un homme, en un instrument, en une voix courent des siècles, de l’Asie Mineure des Grecs au désert des Touaregs, des tribulations des Arméniens à la lente migration immobile des Bretons devenus français, de la sophistication ottomane à la liesse kurde. Un raccourci foudroyant, du passé réconcilié à un avenir apaisé.

Bertrand DICALE