Noëmi Waysfeld & Blik

Zimlya
Sortie le 1er mars 2019
Label : AWZ Records
Après dix ans sur les traces des nouvelles musiques d’Europe de l’Est et un détour par une Lisbonne aux couleurs du shtetl, Noëmi Waysfeld & Blik concluent avec « Zimlya », (« la Terre », en russe), leur trilogie de chants d’exils. La ténébreuse chanteuse et son trio sans frontière continuent de faire vibrer les musiques d’ailleurs, en russe, espagnol et pour la première fois, en français. Un retour tout en éruditions et émotions racées.
Après dix ans sur les traces des nouvelles musiques d’Europe de l’Est et un détour par une Lisbonne aux couleurs du shtetl, Noëmi Waysfeld & Blik concluent avec « Zimlya », (« la Terre », en russe), leur trilogie de chants d’exils. La ténébreuse chanteuse et son trio sans frontière continuent de faire vibrer les musiques d’ailleurs, en russe, espagnol et pour la première fois, en français. Un retour tout en éruditions et émotions racées.

Razzias sur les sons et ruses de la raison : depuis 2012, Noëmi Waysfeld et Blik osent les détours entre savoirs et répertoires. A travers des (ré)interprétations de chants d’exil, ils ont éclos une certaine idée du blues de l’Europe et des anciens mondes.

Avec Blik, dont on sait maintenant qu’il signifie « regard » en yiddish, il a donc déjà été question des prisonniers du goulag, dont les voix ondulaient comme la rivière sibérienne Kolyma. C’était « Kalyma ». Puis Noëmi s’est plongée dans la saudade des veuves portugaises. « Alfama », en 2015, relisait le fado en yiddish, veuvages d’ailleurs et d’autrefois. Des ponts entre les deux extrémités de l’Europe. La Terre est vaste.

Leur nouvel album, « Zimlya », signifie justement « la Terre », en russe. Il vient conclure cette trilogie sur l’exil. Noëmi s’interroge sur cette terre dont on s’échappe, mais qui nous ramène à elle. Le moi et l’identité, écartelés par l’exil, se recomposent. Cet album, traversé par tragédies universelles et des abîmes personnels voit par exemple Noëmi renouer avec elle-même et sa langue maternelle. Après avoir goûté au yiddish, soupiré en portugais ou tremblé en russe, elle chante en français. Et c’est une autre chanteuse qui affleure. Plus douce,. Comme si le moi écartelé de l’exil ne refaisait plus qu’un, apaisé.

D’exil, cependant, il est toujours question dans « Zimlya ». Mais la démonstration est plus légère, plus lumineuse que dans « Kalyma » ou « Alfafma ».

Ce sont d’abord ces reprises des morceaux de déracinés russes aux Etats-Unis. Comme « Strange Fruit », dont on a oublié qu’il a été composé par le lettré originaire du Bronx, Abel Meeropol. Avant de devenir cet hymne universel contre le racisme dans la bouche de Billie Holiday. « Strange Fruit » ouvre l’album, qui se termine, comme un écho, par une reprise de « Youkali » : le tango pacifiste de Kurt Weill, autre déraciné de la Vieille Europe vers la jeune Amérique des années 30.

Entre ces deux poles, Noëmi invente et chante des structures inconnues, improbables, entre morceaux, auteurs ou styles. Charge à son fidèle trio de le traduire en sons et en énergies, quitte à brouiller les pistes : Florent Labodinière aux cordes sans frontière (oud & guitare), Antoine Rozenbaum en contrebassiste métronome ou Thierry Bretonnet, accordéoniste passé par la case Azzola. Le groupe se réapproprie le tango, les sensualités balkaniques, le flamenco, le classique slave ou l’énergie gypsy, pour en retirer sa propre énergie, sa propre ligne. Il est reconnaissable entre tous, le style Blik, mais il n’est pas réductible à l’autre. Sur « Zimlya », le clarinettiste Thomas Savy vient pour la première fois apporter sa pureté jazz et son effusion klezmer.

Parmi ces structures invisibles mises au jour, on découvrira ainsi du flamenco traduit en russe. Avec « Soledad » ou « Soleil de Cendres »,en dépit du bon sens linguistique, Noémie fait claquer le russe claque sur les guitares. L’illusion slave est parfaite. Plus loin, les morceaux de l’écorché russe Vladimir Vissostsky se découvrent une autre sensualité (« Zimlya », « Mes Mains », « Le Vol Arrêté »), quand ce ne sont pas les errements balkaniques de Goran Bregovic (« Absence ») qui se retrouvent ralentis et relus en français. Il fallait au moins cela pour surmonter le drame qu’il évoque, la perte assourdissante d’une soeur chérie. Le drame, puis le retour à soi, voilà ce qui entoure « Sombre Dimanche ». Le classique hongrois de Rezső Seress, devenu le « Gloomy Sunday » de Billie Holiday, interdit en 1941 parce que jugé trop « déprimant », repris de centaines de fois au 20e siècle, redécouvre le français avec Noëmi (30 ans après Gainsbourg !), dans une boucle insensée qui résume parfaitement « Zimlya » : une razzia sur les sons, des ruses de la raison et des émotions racées.

« Quand le sang de tes veines retournera à la mer, et que la terre de tes os retournera dans le sol, alors peut-être te rappelleras-tu que cette terre ne t’appartient pas et c’est toi qui appartiens à la terre » (proverbe amérindien)