Nicola Són

Piaf Do Brasil
Sortie le 24 janvier 2020
Label : Accords Croisés
Les chansons d’Édith Piaf ont tant voyagé qu’on peut licitement imaginer qu’elle-même aurait pu traverser quelque océan à un moment ou un autre de sa romanesque existence. Cette uchronie pourrait être le point de départ non d’un livre mais d’un album : Édith Giovanna Gassion, née en décembre 1915 à Paris, baptisée la Môme Piaf en 1935, quand une rencontre bénie des dieux met fin à sa carrière de chanteuse des rues pour lui faire intégrer le bataillon des artistes « réalistes » que se partagent les esthètes des beaux quartiers et le vaste peuple des beuglants parisiens.
Les chansons d’Édith Piaf ont tant voyagé qu’on peut licitement imaginer qu’elle-même aurait pu traverser quelque océan à un moment ou un autre de sa romanesque existence. Cette uchronie pourrait être le point de départ non d’un livre mais d’un album : Édith Giovanna Gassion, née en décembre 1915 à Paris, baptisée la Môme Piaf en 1935, quand une rencontre bénie des dieux met fin à sa carrière de chanteuse des rues pour lui faire intégrer le bataillon des artistes « réalistes » que se partagent les esthètes des beaux quartiers et le vaste peuple des beuglants parisiens.

On dirait que c’est alors qu’elle prend le bateau et débarque à Rio de Janeiro. Que serait-il arrivé alors si son talent, son flair, son plaisir de chanter ne s’étaient plus exprimés au pays de l’accordéon des javas ? Il est certain que ses chansons n’auraient pas eu de couleurs si françaises… Peu importe, d’ailleurs, qu’elle ait incarné pour le monde entier une francité aussi éclatante : il est un monde parallèle dans lequel Édith Piaf est brésilienne.

Nicola Són raconte cette artiste-là et son répertoire dans les valeurs du Brésil. Pas d’exotisme, ni au départ, ni à l’arrivée. On n’entend ni les grands gestes accordéonés de l’expressionnisme faubourien, ni les envols de plumes jaunes et vertes dont certains Européens croient qu’ils résument le Brésil. Il est vrai que Nicola Són a déjà la double nationalité musicale.

Français ? Certes, mais si bien enraciné de l’autre côté de l’Atlantique qu’il en a épousé les musiques avec une précision troublante, débarbouillée des candeurs du converti et des fadaises touristiques. Il est parisien, évidemment. Un enfant du IXe arrondissement, fils d’une Arménienne et d’un Lorrain, qui reçoit le choc d’une compilation jazz brésilienne à quinze ou seize ans. Quand sa grande école de commerce lui enjoint de faire un stage à l’étranger, il atterrit à Rio de Janeiro. Il abandonne tout naturellement sa musique d’amateur qui navigue alors entre reggae, funk et afro-beat. Sa vie sera donc Brésil.

Il rencontre, voyage, étudie. Il apprend que la samba et la bossa nova ne sont que les plus célèbres des rythmes, formes et pratiques d’un pays à la richesse culturelle inépuisable. Il découvre les albums brésiliens de Pierre Barouh, Serge Gainsbourg ou Claude Nougaro qui, longtemps plus tôt, ont confirmé le lien instinctif de deux cultures dans lesquelles la musique populaire a la même double mission de divertissement et de prise de parole.

À partir de 2010, il enregistre au Brésil trois albums gourmands qui traversent la palette infinie des rythmes de l’immense pays. Musiciens brésiliens, paroles franco-lusophones... On remarque aussi sa version des Cœurs tendres de Jacques Brel enregistrée avec Zeca Baleiro. Et ce dernier lui suggère d’oser ce qui nourrit continument la musique au Brésil : les visites aux grands aînés. Car même les stars rechantent les stars dans un perpétuel recommencement savoureux, ce que confirment ses amis du groupe Casuarina, qui enregistrent le répertoire de Dorival Caymmi.

L’idée d’imaginer Édith Piaf devenue brésilienne s’impose alors, à condition d’accomplir une relecture élégante. Il a fait appel à ses amis et complices de Casuarina, et notamment Daniel Montes, guitariste et arrangeur du groupe.

D’emblée, une révolution copernicienne s’impose : les Brésiliens chantant plus grave que les Français, il convient de baisser toutes les tonalités. Une suavité s’impose naturellement, calmant l’emphase qui tente souvent les interprètes de Piaf, entraînés vers les majuscules aiguës de son théâtre émotionnel.

Nicola adapte des chansons en compagnie du journaliste et écrivain Igor Ribeiro, déjà auteur notamment d’Amanhã já era, chanson diffusée par les radios françaises au printemps 2018. Sous la direction de Daniel Montes, les classiques de Piaf se glissent ensuite dans des formes très brésiliennes – un jongo avec des couleurs de funk carioca pour Padam, padam, un carimbó pour Non, je ne regrette rien, une rythmique nordestine pour La Vie en rose… Le pays étant aussi ouvert que la France aux emprunts extérieurs, on découvre aussi un boléro dans Sous le ciel de Paris, une danse à la Fred Astaire sous Milord…

Tout s’est passé comme si les enregistrements célébrissimes de Piaf étaient des maquettes pour lesquelles Nicola Són laissait la liberté à Daniel Montes de les traiter comme des chansons neuves. Ce ne seront donc pas neuf standards français tropicalisés, mais neuf titres mis en scène avec majesté par un des arrangeurs les plus lettrés du Brésil.

Et l’on se prend à rêver d’une Piaf qui ne se serait passionnée que pour la finesse de la sensation plutôt que pour les grands flots d’émotion, pour la netteté du dessin harmonique plutôt que pour la charpente du pathos.

Peut-être est-ce là l’apport le plus singulier de cet album uchronique : il faut ce détour par le Brésil pour découvrir une Édith Piaf à l’impeccable élégance.