Michel Petrucciani

Colors
Sortie le 11 janvier 2019
Label : Dreyfus Jazz / Bmg
C’est une évidence, Michel Petrucciani s’impose aujourd’hui comme un grand compositeur lyrique, très prolifique puisqu’on lui doit 140 titres de sa plume.

La preuve, pour célébrer les 20 ans de sa disparition 40 musiciens ont répondu présents pour apporter leurs témoignages, révélateurs de l’empreinte du pianiste et de l’actualité de sa musique. A les lire, on vérifie son rôle trop méconnu de “déclencheur de vocation”.

18 de ses compositions emblématiques sont rassemblées dans ce livre disques 32 pages mis en texte par Pascal Anquetil.
De toutes les couleurs

Tout au long de sa vie, par sa musique, avec son piano, Michel Petrucciani nous en a fait “entendre” de toutes les couleurs. Colors est d’ailleurs le titre de l’une de ses compositions. Ce titre s’est naturellement imposé pour être aussi celui de ce double album, florilège de ses plus belles “chansons”. Mais qu’est-ce que la couleur en musique ? Ce “je-ne-sais-quoi et ce presque-rien” (chers à Vladimir Jankélévitch) grâce auxquels la musique devient vraiment musique, au-delà des notes, au-delà de l’effervescence des doigts qui courent sur le clavier et des petits marteaux mous qui cognent sur les cordes du piano.

Comme beaucoup d’artistes, il était doué de synesthésie. “Je mets des couleurs dans chaque note, dit-il à ses débuts à Philippe Conrath dans Libération. Ainsi pour moi le vert, c’est le la, le rouge le do, le sol le bleu ; le mi est marron, le fa jaune, etc.” Au fil des différentes “périodes” de sa vie, comme Picasso, Michel a jaspé sa musique de couleurs dominantes. Au début avec Aldo Romano, “c’était le vert, couleur idéale pour jouer une musique basée sur les sentiments, genre ”chanson italienne” avec un peu de souffrance. Maintenant on ne souffre plus, et si on souffre, on ne le dira pas. Ensuite, mon premier album solo afficha une tonalité vivement rouge, même si en réalité la musique était bleue. Un vrai son bleu.”

Au fil du temps il a résolument enluminé sa musique de couleurs de plus en plus claires. Avec en tête cette volonté : moins de notes pour plus de musique. “Aujourd’hui, je tourne moins autour de notes elles-mêmes que leur couleur. L’important, c’est de donner au bon moment sa juste couleur à tel ou tel accord. Si je joue, par exemple do majeur (do, mi, sol), je sais bien que Bill Evans l’a fait avant moi au même endroit du piano, mais avec un timing différent, un son qui n’appartient qu’à lui. Moi, de mon côté, j’essaie de trouver la même chose, mais avec ma propre palette de couleurs.”

Le son était son autre obsession. “Le son, c’est le plus important. Si vous avez ça et une bonne mise en place, tout le reste viendra”. Pour cela, il avait inventé un son particulier. “Je frappe très fort pour arriver à créer ce son qui résonne au-dessus des autres. Lorsque je joue un accord, je vais ensuite frapper une note très fort afin que celle-ci vienne embrasser les autres tonalités.” Michel jouait toujours au fond de la note et possédait une attaque si précise et si directe qu’elle lui permettait d’avoir un son qui oscille légèrement sur le temps.

On ne l’a pas assez dit, mais son handicap lui avait donné au piano un avantage particulier : ses larges mains aux os si légers et flexibles. Grâce à elles, ses doigts souples pouvaient rebondir très vite sur les touches et ainsi lui autoriser des intervalles hallucinants que sa force rythmique vigoureuse, liée à son indépendance des deux mains, mettait encore plus en avant. “L’instrument qu’on entendait quand Chopin jouait, écrit Georges Mathias qui fut son élève, n’a jamais existé que sous les doigts de Chopin.” On peut dire la même chose du Steinway de Michel Petrucciani.

Le soleil et son ombre

“J’ai tout donné au soleil. Tout sauf mon ombre.” Cette strophe est extraite du poème de Guillaume Apollinaire “Les Fiançailles” (Alcools). Michel aurait pu prononcer cette phrase fulgurante. Oui, Michel a tout donné au soleil, jusqu’à s’en brûler les ailes. Oui, Michel irradiait d’un charisme solaire. Sa musique dégageait la joie de jouer, jusqu’à s’en briser les os, le plaisir de séduire et de plaire. Il avait de la musique une idée euphorique, galvanisante et partageuse. “Je joue pour le public. Je suis d’abord un “entertainer” et j’aime ça. Ce n’est pas ma technique que j’emporterai dans ma tombe, mais la joie que j’ai pu donner.” Et d’ajouter “Je ne suis pas un musicien pour musiciens. Je refuse cette conception égoïste. Je joue pour les gens et si je monte sur scène, c’est pour leur faire plaisir afin qu’ils partent contents et qu’ils reviennent.”Son héritage aujourd’hui, c’est d’abord cela : la jeunesse et la fraîcheur de sa musique jubilatoire ; cette façon de l’empoigner avec flamme et emportement, comme si c’était son dernier jour ; cette vitalité virtuose, cette générosité sans fond. “ Il est capital pour moi de donner et passer cette générosité qui est indispensable à l’art, la musique et la vie. C’est pour cela que je veux que ma musique pulse avec le cœur, qu’elle soit simple et accessible au plus grand nombre.”

Mais tout soleil recèle son côté obscur. Cette part d’ombre, Michel a toujours eu la pudeur et l’élégance de la cacher aux autres. « Etre handicapé, avouera-t-il à son ami le journaliste Thierry Peremarti peu avant de mourir, c’est un challenge de tous les jours.” Sans jamais la moindre plainte ni lamentation, depuis son enfance il a décidé de ne jamais fraterniser avec la souffrance, permanente, quotidienne, ineffaçable. « On ne s’habitue jamais à la douleur. Avec elle, c’est marche ou crève.” Avec un courage silencieux, il a choisi de la mépriser, comme celle qui surgissait lors d’un concert quand il se brisait un doigt ou se fracturait le coccyx. “Il continuait, témoigna son ami Didier Lockwood, comme si de rien n’était, laissant seulement échapper une grimace au moment de la fracture.” De ce face à face incessant avec le mal, il a puisé cette énergie de vivre et ce désir de donner inextinguibles. Mais aussi un style de piano très percussif et personnel. Mieux, un style de vie débridé, commandé par la vitesse, l’urgence et l’envie de communiquer.

“Au lieu d’être une bizarrerie, j’ai voulu être une exception.” dira-t-il magnifiquement. Ne l’oublions jamais, cet homme de verre avait une volonté de fer. Chevillée au cœur, elle venait d’une certitude : “Je crois profondément, écrira-t-il à son ami d’enfance Manhu Roche en 1983, que la vie est courte et que l’on est sur cette Terre pour une raison bien précise. Donc, le plus important dans la vie, c’est d‘abord de trouver quelle est cette raison et d’accomplir notre mission (qui est aussi notre devoir) aussi loin que possible sans perdre une sainte minute et même seconde.” Pendant sa trop brève existence, Michel, lui qui se savait en sursis, n’a pas perdu son temps. Refusant toute résignation ou abdication, il a préféré la vie jusqu’à l’excès, l’amour, les femmes, les repas arrosés, les blagues plus ou moins paillardes. Mais surtout la musique, les concerts et les tournées non stop. La fête au lieu de la défaite. Le rire au lieu du soupir. “Le rire, dira-t-il joliment, c’est la musique de toute espérance récompensée.”

A la mort du pianiste, Frank Ténot s’est souvenu de ce qu’un Manouche lui avait dit à la mort de Django Reinhardt : “Tu verras mon frère, maintenant tu l’écouteras tous les jours et tous les jours il jouera de mieux en mieux.” Oui, vingt ans après sa disparition, Michel Petrucciani joue de mieux en mieux. Colors en est la preuve.

“Le Pavarotti du jazz”

C’est une évidence, Michel Petrucciani s’impose aujourd’hui comme un grand compositeur lyrique, très prolifique puisqu’on lui doit 140 titres de sa plume. Quand on lui demanda un jour de répondre pour le questionnaire de Proust à ces deux interrogations : “Qui auriez-vous aimé être ?”, il répondit sans hésiter “moi-même”. Et “Quelle est votre occupation préférée ?” : “composer”. Pourquoi ? “La composition est un besoin essentiel, vital pour moi. Il faut que ça sorte. Je pourrais musicalement me passer de piano. La musique est dans ma tête. Je ne joue que par amour physique de l’instrument.” Cette déclaration peut surprendre, mais elle s’explique par le fait qu’avant d’être pianiste il se considérait d’abord comme un musicien. “Lorsque je pense à la musique, je ne songe jamais au piano, mais aux notes qui pourraient être jouées par un instrument totalement inconnu.”

“Je joue comme je suis, comme je parle, aimait-il à répéter. Je peux vraiment définir la personnalité de quelqu’un par sa musique.” Michel composait comme il vivait, avec toujours de la musique qui tournait dans sa tête. “Je me souviens, m’avait-il confié en 1998, je devais avoir huit ans, avoir dit en pleurs à mon père que je n’arrêtais pas d’entendre de la musique en moi. C’était comme une radio sans fin. Je vivais alors cela comme un cauchemar. Mon père m’a dit simplement : “C’est bien. Profite de ce don”.

Comment composait-il ? “Quand je compose, je chante, je cherche vocalement la tonalité avant de “gribouiller” sur mon piano pour chercher des notes, un accord, une phrase qui me parle. Dès que cela arrive, je branche mon dictaphone et j’enregistre. Si je décide que cela peut aboutir à un morceau, je ne lâche plus l’idée et vois jusqu’où cela m’entraîne .Ce n’est pas moi mais c’est plutôt la musique qui m’emmène.”

On l’aura compris, sa démarche est d’abord purement mélodique, cantabile, non harmonique ou pianistique. Il faut dire que l’on a rien trouvé de mieux que la mélodie pour exprimer ses sentiments et permettre au public d’accéder à la musique pour la faire sienne. “Je suis un peu le Pavarotti du jazz” s’amusait-il à dire. Il n’a pas tort. C’était un merveilleux mélodiste, un faiseur d’arc-en-ciel qui habillait ses “chansons” avec un sens rythmique et harmonique d’une parfaite cohérence. Il a toujours dit que ses premières influences provenaient de la guitare dont jouait son père et de l’écoute assidue de Tal Farlow et Wes Montgomery, avant même Bud Powell, Oscar Peterson et plus tardivement Bill Evans. “Je veux que ma musique raconte une histoire, qu’il y ait un petit dessin, un petit paysage à chaque fois, comme un endroit secret où l’on puisse se réfugier ”. Il faut imaginer Michel Petrucciani aujourd’hui heureux dans son jardin céleste.