Melingo

Anda
Sortie le 23 septembre 2016
Label : World Village
Tel un illusionniste échappé d’une nouvelle de Borges, Melingo est de retour avec sa voix, sa clarinette et son théâtre. Écouter Anda, c’est savourer un film de Fellini les yeux fermés, s’immerger dans un cabaret sonore conçu comme une suite de tableaux baroques, où chaque morceau palpite et nous fait vaciller. Le tango des origines s’y régénère, un peu comme si Carlos Gardel était au centre d’une fiction néo- rock arty, avec une galerie de personnages où Erik Satie et Serge Gainsbourg sont quelques-uns des fantômes convoqués par l’acteur – poète argentin.
Avec Melingo, le tango s’inscrit dans les musiques du XXI° siècle, entre rock arty et cabaret fellinien.

Tout en travellings et en arrêts sur images, voilà avec Anda le projet le plus cinématographique, le plus voyageur peut-être de l’acteur-poète et clarinettiste argentin qui n’en finit pas d’écrire les pages de sa géographie en clair-obscur. Il y tisse le fil du chemin du vagabond, cette route ouverte avec les albums Corazón & Hueso (2011) puis Linyera (2014). Le récit présenté sous la forme d’une face A et d’une face B dessine une « carte du Tendre », une sorte de code mystique où le clochard céleste échappé d’un plafond de Chagall vient dialoguer avec Satie dans une Gnossienne - mélodie indestructible qui lui va comme un gant - ou avec le Gainsbourg méconnu des débuts. Cet « Intoxicated man » y voit à sa manière, et dans l’idiome d’un Tom Waits argentin, des éléphants roses, des araignées sur le plastron des smokings et des chauves-souris au plafond.

Ce réel surréel est surtout celui des années trente, ce temps où Gardel chantait des vieux foxtrots, des tarentelles et des pasodobles, où les orchestres « característicos » tropicaux, avec des trompettes, en plus des guitares et quelquefois des bandonéons, répondaient en miroir au luths orientaux qui réinventaient quant à eux le tango de l’autre côté de la Méditerranée.

Ce n’est pas un hasard. Si ce disque est de loin son plus opératique, c’est que s’y croisent l’histoire de Melingo, barde « trasnochador », « porteño » et un peu grec surgi d’un Buñuel ou d’un Fellini, nommé « El Turco » dans son quartier, et celle du blues syncrétique né dans les bouges du Rio de la Plata, c’est-à-dire le tango lui-même.

Le film, puisqu’il s’agit de cela, est donc une hallucination. Une espèce de documentaire, avec collectage sonore, en volutes et en spirales. Une dérive qui ouvre sur une archive de Pugliese (1905-1995), le « Saint » Pugliese, l’icône païenne, l’ « anti-mufa », le porte-bonheur, l’ « anti-guigne » depuis que le pop- rocker Charly Garcia avait ainsi nommé le pianiste et sublime chef d’orchestre. Celui qui se considérait comme « ouvrier du tango » dialogue en son logis, en 1987, avec le poète, dessinateur, peintre, essayiste, auteur de nombre des textes de Melingo, Luis Alposta, et annonce l’opus d’un long prologue instrumental. Le tempo est donné : celui du flottement, du rubato, du « temps dérobé » ; l’élasticité plastique et sonore en sa totale liberté.

Alors Anda, que l’on pourrait traduire par Marche ! ou encore Sauve ta peau !, télescope librement l’aristocrate nippon introducteur du tango au Japon dans les années vingt, Tsunayoshi Megata (1896-1968), avec une gitane cartomancienne qui vous envoie en un clin d’oeil aux portes de l’inconscient du tango. Improbable passage au carbone 14 du genre où le détail à la loupe d’un drapé vous projette dans une fumerie d’opium. Apparition d’une superposition baroque. Un personnage porteur d’eau où s’amalgament Rudolph Valentino et Carmen Miranda, une robe andalouse, un turban turc et un poncho colombien... Ne me suivez pas je suis perdu : dans un état crépusculaire, le foxtrot, aussi savoureux qu’obsessionnel, ouvre le thème qu’avait joué l’orchestre de Feliciano Brunelli en 1943, à l’époque où tango et musiques « typiques » créoles faisaient la paire dans les bals.

Avec ce tracé superbe de l’illuminé échappé de mille vies, et revenu d’un rock à la movida psychédélique (citons simplement son groupe mythique des années quatre-vingt dix Los abuelos de la nada, autrement dit « Les grands- pères du néant »), la cohérence inébranlable d’un projet où se rejoignent sons, scénario, effets picturaux (avec des fresques échappées des salons de l’Alhambra dans le livret), costumes et films (le clip tourné dans une prison de Buenos Aires, est réalisé par le cinéaste et auteur Luis Ortega*), Melingo génial marionnettiste est farouchement au-delà de toute classification, hors norme, hors genre. En une excroissance singulière, avec une liberté impure et dadaïste, il incarne l’artiste total, Anda étant à ce jour son opus le plus conceptuel, le plus magique, et aussi le plus abouti.

Emmanuelle Honorin

* Luis Ortega, brillant auteur, cinéaste, collaborateur et ami de Melingo. Ce

dernier a par exemple joué un rôle de camionneur déjanté dans son film Lulu en 2014.

MUSICIENS
 Daniel Melingo : chant, clarinette
avec
 Javier Casalla : violon, alto
 Patricio Cotella : contrebasse
 Muhammad Habbibi Guerra : guitare électrique, laùd, serrucho, bouzouki, chant, contrebasse (7)
 Pedro Onetto : piano
 Gustavo Paglia : bandoneon
 Juan Ravioli : bouzouki, baglama, guitare, orgue Farsifa, samples, chant
 Gonzalo Santos : guitare créole, trompette, bugle
et
 Dabid Gonzales : trombone
 Axel Krygler : vibraphone
 Felix Melingo Torre : flûte, chant
 Fernando Samaleoa : steeldrum
 Miguel Zavaleta : chant