Luc-Hubert Séjor

Mizik Filamonik / Spiritual Sound
Sortie le 30 avril 2025
Label: Heavenly Sweetness
Telluriques, intenses, terriblement vivants, les tambours du gwoka de la Guadeloupe portent l’identité d’une île douloureuse et fervente. Marquée à jamais par le crime de l’esclavage, la créolité guadeloupéenne chérit les tambours ka et leur environnement naturel : le tambour boula grave à peau de cabri mâle, le tambour makè soliste et aigu à peau de cabri femelle, les chacha, ti bwa, triangle, calebasse et autres percussions qui les entourent et les voix – les voix ardentes, fières, timbrées, urgentes du gwoka.
Telluriques, intenses, terriblement vivants, les tambours du gwoka de la Guadeloupe portent l’identité d’une île douloureuse et fervente. Marquée à jamais par le crime de l’esclavage, la créolité guadeloupéenne chérit les tambours ka et leur environnement naturel : le tambour boula grave à peau de cabri mâle, le tambour makè soliste et aigu à peau de cabri femelle, les chacha, ti bwa, triangle, calebasse et autres percussions qui les entourent et les voix – les voix ardentes, fières, timbrées, urgentes du gwoka.

Cet album est une légende aussi pour ses voix : alors dans son éclatante jeunesse, le chanteur Lukuber Séjor compte, parmi les premiers artistes du gwoka à largement féminiser le chœur des répondè qui dialoguent avec son texte lancé d’une voix droite et puissante.

Et tout ici pose des jalons. Mizik Filamonik – Spiritual Sound clame en 1979 un patriotisme spirituel d’une féroce intensité. L’album de Lukuber Séjor – dont la graphie du nom est à elle seule un combat – entreprend de donner à la Guadeloupe les armes immatérielles du respect et de la connaissance d’elle-même, par une pratique singulière de la musique traditionnelle.

Le gwoka est une musique à la genèse moins rectiligne et « africaine » qu’on l’imagine. Les tambours ont accompli la tâche servile d’accompagner le travail des esclaves dans les champs et pendant les « corvées » imposées par l’administration, avant d’être pratiqués librement par le petit peuple après l’abolition de 1848. Au cœur des convivialités des Guadeloupéens les plus à l’écart des villes – géographiquement et socialement –, les tambours du gwoka sortent pour le carnaval, les veillées mortuaires, les fêtes de voisinage mais aussi pour les grèves, les colères, les veillées d’arme des émeutes et des révoltes qui émaillent l’histoire de l’île. Pendant des générations, pour les gouverneurs de la colonie puis pour les préfets du département d’outre-mer de la Guadeloupe, le gwoka est une menace potentielle de turbulences et de troubles de l’ordre public.

Mais, alors qu’en Europe s’enchainent les révolutions de la Beatlesmania, de la « chanson engagée » ou du rock, de jeunes gens se tournent vers les tambours de la mizik a vié nèg (« musique des mauvais nègres », en créole) que les Guadeloupéens ont appris à mépriser en suivant le processus d’« assimilation » prôné par l’école et l’essentiel de la classe politique. À la fin des années 60, dans la Guadeloupe endeuillée par la répression meurtrière du mouvement social de mai 1967, ils jouent la musique traditionnelle en refusant de l’emballer dans la joliesse touristique et dans les costumes folkloriques en madras. D’instinct, ils pratiquent un gwoka rugueux et actuel, emmenés notamment par l’incendiaire Guy Konkèt. C’est l’époque de 45 tours décisifs comme Kann a la richès de Robert Loyzon, qui font surgir au grand jour la parole la plus enflammée des rassemblements syndicaux.

Chez lui, à Sainte-Anne, Lukuber Séjor joue notamment avec le flûtiste Olivier Vamur et son frère Claude Vamur, qui s'est bricolé une batterie avec de la vaisselle en fer blanc et, quelques années plus tard, sera le batteur le plus influent de la musique antillaise au sein de Kassav'.

Ce sont les années du Bumidom, pendant lesquelles la jeunesse guadeloupéenne est incitée à émigrer vers la métropole. Lukuber Séjor embarque donc à vingt ans sur le paquebot Irpinia, débarque au Havre puis prend le train jusqu'à la gare Saint-Lazare – le parcours de milliers de jeunes Antillais qui, ensuite, font leurs études ou cherchent un emploi tout en essayant de conserver un lien avec la terre natale.

En l’occurrence, ce sera à la résidence universitaire d’Antony, où Lukuber joue du tambour et participe à mille actualisations et aggiornamentos du gwoka, en même temps que l’exil renforce le besoin d’un lien spirituel avec la terre natale.
En 1975, Guy Konkèt joue à la salle Wagram, événement historique pour la musique antillaise. Après avoir été répondè – c'est-à-dire choriste – sur un de ses disques enregistrés au pays, Lukuber rejoint son groupe de scène. Peu à peu, il compte parmi les artistes incontournables d’un circuit parallèle au show business français. À l’occasion d’une soirée d’étudiants à Caen, il rencontre une jeune Martiniquaise qui, alors, est plus motivée par une ambition de plasticienne que par une vocation de musicienne. Elle s’appelle Jocelyne Béroard et, quelques années avant de plonger dans l’aventure de Kassav' et de devenir la plus grande chanteuse antillaise de sa génération, elle dessine la pochette du 33 tours de Lukuber Séjor.

Car cette ambition s’est imposée. Un groupe plus ou moins régulier s’est construit, avec Roger Raspail, Rudy Mompière et Éric Danquin aux tambours ka, Claude Vamur au ti bwa, Olivier Vamur et Françoise Lancréot aux flûtes et Annick Noël aux claviers. Car Lukuber Séjor veut étendre la palette du gwoka à d’autres instruments, alors que la révolution jazz rock ouvre mille portes neuves. Annick Noël jouera donc d’une large palette de timbres et de textures au piano électrique et au synthétiseur. Autre novation : les répondè sont deux hommes et deux femmes, Roger Raspail, Olivier Vamur, Françoise Lancréot et Maryann..

Mizik Filamonik – Spiritual Sound est une autoproduction dans laquelle le chanteur et leader engloutit toutes ses économies, qui ne lui permettent pas plus d’une seule journée de studio. La première face sera plutôt un manifeste musical, les deux premiers titres, Éritage et Penn é plézi, étant des instrumentaux. Le troisième, Son, célèbre avec force la nécessité pour les Guadeloupéens de se raccorder au gwoka. D’ailleurs, la pochette de Jocelyne Béroard montre un tambouyé dans l’ombre d’un ciel nuageux sur lequel se lève un soleil radieux dont on devine que la lumière va inonder tout le paysage. La silhouette et le visage de cet homme évoquent fortement l’immense Vélo, maître du ka rejeté alors aux marges de la société.

La seconde face du 33 tours surprend. Formellement, trois titres s’enchainent explicitement comme les trois volets d’un triptyque. Primyé voyaj évoque l’effroyable tribulation des Africains déportés en esclavage vers la Guadeloupe ; dézyèm voyaj parle du Bumidom et des forces économiques, politiques et sociales qui conduisent les jeunes Guadeloupéens vers le mirage de la prospérité en France ; twazyèm voyaj clôt le cycle avec le retour d’Europe des émigrés après des années loin de leur île…

Ce gwoka obsédé par le besoin de sauver spirituellement la Guadeloupe séduit bien au-delà du seul public politisé. Mizik Filamonik – Spiritual Sound devient instantanément un classique sans que Lukuber Séjor ne fasse vraiment carrière comme musicien.

Car le disque sort en 1980, sans aucun moyen pour la promotion, ni en France, ni en Guadeloupe – et donc sans concerts. Son auteur, compositeur et interprète, âge de trente-deux ans, accomplit lui-même son troisième voyage en revenant en Guadeloupe. Il crée une petite entreprise de travail du bois, qu’il perdra dans le cyclone Hugo en 1989. Son autre activité, l’enseignement en institut médico-éducatif, devient le cœur de son activité professionnelle. Il la prolonge par une activité constante de militant – militant de la langue créole, militant du réveil de l’identité, militant de l’éducation spécialisée, militant de mille causes qu’il enflamme de son enthousiasme généreux et perspicace, comme la défense des frites de fruit à pain…

L’écho de son album enregistré en 1979 ne s’éteint pas. Évidemment, l’utilisation de Penn é plézi comme générique des avis d’obsèques de Radio Guadeloupe de 1980 à 1992 le garde dans la mémoire collective, mais il continue à chanter et composer sporadiquement, comme avec le groupe vocal féminin Vwapoulouéka… Toujours convaincu que la musique est une voie de libération de l’esprit, il poursuit le cheminement d’un jeune homme avide de déployer le pouvoir de la musique et de la langue créoles.

Bertrand Dicale