Kanté Manfila / Sorry Bamba
Clash Mandingue - Manding Dance Music Of The 60's
Sortie le 16 juin 2008
Label: Oriki
Kanté Manfila le Guinéen, Sorry Bamba le Malien et Amadou Balaké le Burkinabè partagent une culture mandingue commune, fondée sur les vestiges de l’ancien empire du Mali. D’une part ils assument les racines traditionnelles de leur musique, liées aux instruments à cordes classiques (kora, balafon, n’goni) des musiques djeli ou wassoulou. D’autre part, ils adoptent les musiques pop occidentales, qu’elles soient latino (son montuno et pachanga cubains, salsa et boogaloo new yorkais), funk, rock, pour élaborer une musique métisse moderne. Comme de nombreux artistes des années 1960-1970, leur carrière prend de l’ampleur en dehors de leur pays d’origine, à Abidjan, capitale de la Côte d’Ivoire, plateforme du show biz ouest africain les propulsant vers une carrière internationale.
Abidjan, capitale de la Côte d’Ivoire,1968. Kante Manfila, guitariste guinéen et Sorry Bamba, flûtiste et trompettiste malien, enregistraient une série de disques anthologiques. Dans la capitale ivoirienne, qui s’esquisseait comme haut lieu du show biz musical ouest africain, les deux artistes composaient un afro pop mandingue (plage 6), une kwela sud-africaine (plage 5), du boogaloo new-yorkais, de la pachanga, de la séga réunionnaise (plage 20) ou encore de la biguine et du cha cha cha. Arrangeurs chevronnés et audacieux, ils mêlaient inspirations mandingues et influences occidentales pour créer une musique dansante particulièrement originale.
Réunis dans un orchestre de poche façon « combo », ils enregistrèrent des titres courts, au format « pop » propice à la diffusion radio. Mais contrairement aux artistes locaux tels François Lougah, Jimmy Hyacynthe ou Ernesto Djedje, très marqués par le succès du yéyé, Kante Manfila et Sorry Bamba choisirent les rythmes latinos pour accommoder leur musique moderne mandingue au goût du jour. Reprenant une formule rôdée pour les artistes africains des années 50-60, les deux artistes se démarquèrent néanmoins de leurs prédécesseurs et contemporains par leur interprétation des rythmes latinos en vogue ou le choix pour des genres moins populaires.
La singularité des enregistrements tenait beaucoup à l’interprétation : la guitare de Kante Manfila contrastait nettement avec le paysage sonore de l’époque. Originaire de Kankan en Guinée mais établi à Abidjan depuis son adolescence, Kante Manfila s’inscrivait simultanément dans la continuité du père de la guitare djéli classique guinéenne Papa Diabaté, et dans la lignée des guitares saturées et psychédéliques du rock américain.
Les deux artistes se démarquaient aussi par le répertoire. Ils choisirent par exemple d’interpréter le boogaloo (plages 1, 7, 12, 13, 17), très en vogue à New York, mais peu enregistré sur le continent africain, tout autant que les variantes ivoiriennes du son montuno d’inspiration cubaine ou de la rumba congolaise qu’étaient les rythmes boucher (10, 19) ou seis (18).
Et même si leur choix pour la pachanga (2, 3, 4, 9, 16, 22) semblait plus classique (la musique de danse était alors incontournable à Abidjan où elle coulait des jours heureux plusieurs années après avoir quasiment disparu aux Etats Unis), leur interprétation, enregistrée sans piano, prit des accents singuliers en donnant la part belle à la guitare électrique saturée de Kanté Manfila.
L’originalité de leur style tenait en partie à leur curiosité ou leur goût du risque, en partie à leurs qualités d’arrangeurs. Ils surpassèrent de très loin la plupart de leurs concurrents abidjanais, lesquels s’étaient englués dans une maîtrise technique moindre de leur instrument et un conformisme esthétique facile. La maîtrise de l’instrument et de la technique musicale, loin de les enfermer dans un classicisme académique, ouvrait nos deux artistes à d’autres possibilités d’expression et les plaçait d’emblée sur le devant de la scène.
En dépit de l’exil, très temporaire pour Sorry Bamba qui vivait alors entre Abidjan & Mopti au Mali, prolongé pour Kante Manfila, installé là depuis son adolescence, aucun des deux artistes n’échappât véritablement à sa culture, sa nationalité, son gouvernement.
Pétris de leurs culture mandingue, sensibles à l’idée d’une modernité puisant à la source locale « authentique », les deux artistes s’inscrivaient dans un courant plus vaste qu’on pourrait définir comme celui de l’ « authenticité » guinéo-malienne. En outre, tous deux étaient marqués par l’autoritarisme politique socialiste en place dans leurs pays respectifs, et l’influence de la politique sur leur carrière professionnelle et leur art.
Sorry Bamba rappelle dans son autobiographie [1] comment Kante Manfila fût un temps discriminé par les autorités ivoiriennes du fait de sa nationalité guinéenne lors du conflit opposant Houphouët Boigny, président de Côte d’Ivoire, et son homologue guinéen Sékou Touré en 1968. L’auteur évoque également les injonctions des gouverneurs successifs de Mopti l’ayant obligé à rentrer au pays pour assurer la direction de l’orchestre local, au détriment de sa carrière personnelle.
Tant en Guinée qu’au Mali du président Modibo Keïta, les liens politiques et culturels entretenus avec Cuba favorisaient l’influence musicale cubaine chez les artistes locaux, qui allaient jusqu’à chanter en espagnol. Les deux dirigeants, engagés dans des projets de construction d’une identité culturelle nationale « authentique » et moderne post-indépendance, étaient à l’origine d’un rapport étroit entre les artistes et l’Etat, qui bridât peut-être partiellement la créativité de certains, tout en s’accommodant des hispanismes répétés. L’émergence d’une musique guinéenne et malienne à la fois moderne et « authentique » était néanmoins indéniable dès le milieu des années 1960.
En travaillant pour le producteur yoruba installé à Abidjan Djima Iyanda, Manfila et Bamba s’affranchirent partiellement des contraintes de l’industrie musicale officielle de leurs pays respectifs. Chez Djima records, les enregistrements qui composent cette compilation mettaient enfin en avant des individus, crédités comme compositeurs, interprètes, arrangeurs. Ils touchèrent même, selon Bamba, des royautés de la SACEM, ces dernières n’échouant cette fois ni aux gouvernements, au bénéfice desquels les artistes maliens et guinéens étaient contraints à renoncer à leurs droits, ni au producteur (la pratique des producteurs tendant à faire enregistrer les droits d’auteur sous leur nom était alors courante).
Sorry Bamba rentra au Mali dès 1968 et prit la direction de l’orchestre Kanaga de Mopti, sa ville natale. Une solution pragmatique pour résoudre les impératifs économiques et satisfaire sa volonté de reconnaissance nationale au Mali, mais le plaçant inévitablement sous l’autorité du gouverneur de région. C’est par la rencontre heureuse avec Gilles Sala et d’autres producteurs indépendants qu’il s’affranchit à nouveau de l’Etat malien. Kante Manfila, lié à Salif Keita pendant toute les années 1970 (d’abord au sein des Ambassadeurs à Bamako, puis de nouveau à Abidjan lorsque Keita enregistra en solo ou en duo avec Kante) attendit les années 1980 pour reprendre sa carrière solo et enregistrer, à Paris, sous son nom, des disques le consacrant auprès du public occidental goûtant à la déferlante « world » qui touchait alors la capitale.
[1] Sorry Bamba – de la tradition à la world music, en collaboration avec L. Prévost, L’Harmattan, Paris 1996.
Réunis dans un orchestre de poche façon « combo », ils enregistrèrent des titres courts, au format « pop » propice à la diffusion radio. Mais contrairement aux artistes locaux tels François Lougah, Jimmy Hyacynthe ou Ernesto Djedje, très marqués par le succès du yéyé, Kante Manfila et Sorry Bamba choisirent les rythmes latinos pour accommoder leur musique moderne mandingue au goût du jour. Reprenant une formule rôdée pour les artistes africains des années 50-60, les deux artistes se démarquèrent néanmoins de leurs prédécesseurs et contemporains par leur interprétation des rythmes latinos en vogue ou le choix pour des genres moins populaires.
La singularité des enregistrements tenait beaucoup à l’interprétation : la guitare de Kante Manfila contrastait nettement avec le paysage sonore de l’époque. Originaire de Kankan en Guinée mais établi à Abidjan depuis son adolescence, Kante Manfila s’inscrivait simultanément dans la continuité du père de la guitare djéli classique guinéenne Papa Diabaté, et dans la lignée des guitares saturées et psychédéliques du rock américain.
Les deux artistes se démarquaient aussi par le répertoire. Ils choisirent par exemple d’interpréter le boogaloo (plages 1, 7, 12, 13, 17), très en vogue à New York, mais peu enregistré sur le continent africain, tout autant que les variantes ivoiriennes du son montuno d’inspiration cubaine ou de la rumba congolaise qu’étaient les rythmes boucher (10, 19) ou seis (18).
Et même si leur choix pour la pachanga (2, 3, 4, 9, 16, 22) semblait plus classique (la musique de danse était alors incontournable à Abidjan où elle coulait des jours heureux plusieurs années après avoir quasiment disparu aux Etats Unis), leur interprétation, enregistrée sans piano, prit des accents singuliers en donnant la part belle à la guitare électrique saturée de Kanté Manfila.
L’originalité de leur style tenait en partie à leur curiosité ou leur goût du risque, en partie à leurs qualités d’arrangeurs. Ils surpassèrent de très loin la plupart de leurs concurrents abidjanais, lesquels s’étaient englués dans une maîtrise technique moindre de leur instrument et un conformisme esthétique facile. La maîtrise de l’instrument et de la technique musicale, loin de les enfermer dans un classicisme académique, ouvrait nos deux artistes à d’autres possibilités d’expression et les plaçait d’emblée sur le devant de la scène.
En dépit de l’exil, très temporaire pour Sorry Bamba qui vivait alors entre Abidjan & Mopti au Mali, prolongé pour Kante Manfila, installé là depuis son adolescence, aucun des deux artistes n’échappât véritablement à sa culture, sa nationalité, son gouvernement.
Pétris de leurs culture mandingue, sensibles à l’idée d’une modernité puisant à la source locale « authentique », les deux artistes s’inscrivaient dans un courant plus vaste qu’on pourrait définir comme celui de l’ « authenticité » guinéo-malienne. En outre, tous deux étaient marqués par l’autoritarisme politique socialiste en place dans leurs pays respectifs, et l’influence de la politique sur leur carrière professionnelle et leur art.
Sorry Bamba rappelle dans son autobiographie [1] comment Kante Manfila fût un temps discriminé par les autorités ivoiriennes du fait de sa nationalité guinéenne lors du conflit opposant Houphouët Boigny, président de Côte d’Ivoire, et son homologue guinéen Sékou Touré en 1968. L’auteur évoque également les injonctions des gouverneurs successifs de Mopti l’ayant obligé à rentrer au pays pour assurer la direction de l’orchestre local, au détriment de sa carrière personnelle.
Tant en Guinée qu’au Mali du président Modibo Keïta, les liens politiques et culturels entretenus avec Cuba favorisaient l’influence musicale cubaine chez les artistes locaux, qui allaient jusqu’à chanter en espagnol. Les deux dirigeants, engagés dans des projets de construction d’une identité culturelle nationale « authentique » et moderne post-indépendance, étaient à l’origine d’un rapport étroit entre les artistes et l’Etat, qui bridât peut-être partiellement la créativité de certains, tout en s’accommodant des hispanismes répétés. L’émergence d’une musique guinéenne et malienne à la fois moderne et « authentique » était néanmoins indéniable dès le milieu des années 1960.
En travaillant pour le producteur yoruba installé à Abidjan Djima Iyanda, Manfila et Bamba s’affranchirent partiellement des contraintes de l’industrie musicale officielle de leurs pays respectifs. Chez Djima records, les enregistrements qui composent cette compilation mettaient enfin en avant des individus, crédités comme compositeurs, interprètes, arrangeurs. Ils touchèrent même, selon Bamba, des royautés de la SACEM, ces dernières n’échouant cette fois ni aux gouvernements, au bénéfice desquels les artistes maliens et guinéens étaient contraints à renoncer à leurs droits, ni au producteur (la pratique des producteurs tendant à faire enregistrer les droits d’auteur sous leur nom était alors courante).
Sorry Bamba rentra au Mali dès 1968 et prit la direction de l’orchestre Kanaga de Mopti, sa ville natale. Une solution pragmatique pour résoudre les impératifs économiques et satisfaire sa volonté de reconnaissance nationale au Mali, mais le plaçant inévitablement sous l’autorité du gouverneur de région. C’est par la rencontre heureuse avec Gilles Sala et d’autres producteurs indépendants qu’il s’affranchit à nouveau de l’Etat malien. Kante Manfila, lié à Salif Keita pendant toute les années 1970 (d’abord au sein des Ambassadeurs à Bamako, puis de nouveau à Abidjan lorsque Keita enregistra en solo ou en duo avec Kante) attendit les années 1980 pour reprendre sa carrière solo et enregistrer, à Paris, sous son nom, des disques le consacrant auprès du public occidental goûtant à la déferlante « world » qui touchait alors la capitale.
[1] Sorry Bamba – de la tradition à la world music, en collaboration avec L. Prévost, L’Harmattan, Paris 1996.