Jazz à Vienne Past & Future
La deuxième collection ouvre une autre vision du jazz avec 7 titres enregistrés spécialement pour l’occasion par 7 jeunes groupes sélectionnés par le festival : Léon Phal, Ishkero, Gin Tonic Orchestra, Emile Londonien, Arnaud Dolmen, Abraham Réunion, Jasual Cazz.
On n’a pas tous les jours 40 ans. Jazz à Vienne à pourtant décidé de fêter deux fois ses noces (d’émeraude ?) avec le public. Après une édition 2021 amputée, le festival peut enfin accueillir tout le monde et célébrer ce qui s’est passé, là, depuis 1981.
Un concentré d’histoires et d’émotions, des échos qui s’accumulent et résonnent au creux des sillons gravés ici. Écoutez bien, et plutôt deux fois qu’une.
Combien étaient-ils pour les premières éditions qui accueillirent notamment Ella Fitzgerald et Ray Charles ? On croise toujours à Vienne des mélomanes qui étaient là avant vous, certains ont même vu B.B. King, Muddy Waters et Fats Domino réunis sur le Champ-de-Mars. Pour Jean-Paul Bouteiller, fondateur du festival, évidemment c’estMiles Davis (venu par quatre fois) qui s’impose d’emblée mais aussi la Carmen Jazz de Dee Dee Bridgewater qui ravivait un souvenir d’enfance. Ou encore Chet Baker qui descend de voiture trompette à la main et joue directement. Pour des adolescents interrogés récemment, aucun doute : Ibrahim Maalouf aura laissé le plus fort des souvenirs.
Chaque son dépend de son lieu. On vibre ici dans le Théâtre antique bien sûr, mais aussi dans le jardin archéologique de Cybèle, le petit théâtre à l’italienne, le Club et ses afters, à partir de minuit. Il y a aussi toujours, à cet endroit précis, au confluent du Rhône et de la Gère, tout un art de la table et quelques Condrieu ou Côte-Rôtie, même si Miles réclamait parfois un Coca.
Figurez-vous celles et ceux qui sont passés là : Dianne Reeves, Herbie Hancock, Stevie Wonder, The Roots, Lalo Schifrin, Carla Bley, Michel Petrucciani, James Brown, Chucho Valdes, Kassav’, Santana, Manu Dibango, Pat Metheny, George Benson... vertige.
Le tout avec un sens élargi des goûts du jazz, de Nougaro à Laurent Garnier. Les Brésiliens sont à la fête (João Gilberto, Hermeto Pascoal, Gilberto Gil, Milton Nascimento, Caetano Veloso, Seu Jorge) tout comme le Blues ou les cousins latins. Il y eut le charme suave de Compay Secundo mais aussi les rythmes de Ray Baretto.
Ces dernières années avec Benjamin Tanguy pour nouveau directeur artistique, le festival a accompagné une nouvelle garde incarnée par des talents comme Esperanza Spalding, Cory Henry, Shabaka Hutchings, Sandra Nkake. Il a aussi été le premier en France à inviter Snarky Puppy, avant que la formation menée par Michael League ne devienne une référence incontournable.
S’ils ne sont pas nés à Vienne, beaucoup ont grandi et se sont révélés là : Trombone Shorty avait 13 ans pour sa première fois (il accompagnait alors Wynton Marsalis). Il jouera des années plus tard à 4h30 du matin, puis en première partie de concert avant de triompher sur la grande scène. Gregory Porter, Robert Glasper et tant d’autres sont d’abord passés par le Club ou bien en première partie avant d’apparaître en tête d’affiche.
Le cas Roy Hargrove, hélas disparu en 2018, marque sans doute un changement de génération. Le programme lors de sa venue en 2009 en dit long sur l’étendue de sa palette de jeu : c’est avec un big band traditionnel qu’il commence pour enchainer ensuite avec son RH Factor, impressionnante machine à groove où il invite MC Solaar, le tout pour finir dans la nuit au Jazz Mix par une carte blanche en hommage à Freddie Hubbard. Hard bop, grande formation classique et urgence hip-hop concentrés dans un même souffle.
A son image, la compilation Past & future que vous tenez dans les mains conjugue cette histoire avec la jeune scène actuelle et vous projette dans les années à venir.
Chacun des 7 groupes retenus ici est venu enregistrer en Isère, à Grenoble. Et les reprises en disent parfois aussi long que les compositions. Ainsi les frères et sœurs d’Abraham Reunionreprennent un air chanté par Roberta Flack « Trying time » tandis que le quintet Ishkero élève le tempo sur « Oliloki Valley » de Herbie Hancock. Roy Hargrove inspire ici par deux fois (décidément) : Emile Londonien confronte son groove au « Strength » du RH Factor tandis que Leon Phal Quintet rejoue « Soulful » comme dans un rêve qui finit dans un club.
Franck Descollonges, fondateur du label Heavenly Sweetness: « Ce projet me tient particulièrement à cœur car c’est à Jazz à Vienne que j’ai vu mes premiers concerts de jazz. Et c’est aussi dans ce festival, lors de la All night jazz que j’ai découvert que l’on pouvait danser toute la nuit sur du jazz. J’ai encore l’image d’un frétillant papy tapant frénétiquement sur des tambours en plastique colorés (on aurait dit des Fischer Price) et d’un solo de flute traversière qui avait fait se lever 8 000 personnes comme un seul homme... Je venais de découvrir Tito Puente et le Latin jazz, je m’en souviens comme si c’était hier. »
Victor Hugo disait que l’on naissait deux fois: la première où l’on vient à la vie, la seconde le jour où l’on nait à l’amour. A Vienne vous vibrez toujours en deux temps, à l’avant et sur l’avenir.
Matthieu Conquet
01 - ALDO ROMANO, LOUIS SCLAVIS, HENRI TIXIER / SOWETO SORROW
Quinze titres inspirés de deux mois à parcourir l’Afrique de l’Est et Sud, Suite Africaine (Label Bleu - 1999) raconte le voyage du trio. De la contrebasse de Louis Texier résonne un chant de cordes qui se rejoue sur lui-même inexorablement, les cymbales d’Aldo Romano supportent le tempo à la manière d’un chronomètre, la mélancolie profonde et mystérieuse de la clarinette basse de Louis Sclavis projette l’auditeur dans le tristement célèbre ghetto Sud-Africain. Serpente dans ses rues, décrivant misère et dénuement sans besoin de mots. Abolie depuis 1991, l’Apartheid a laissé derrière elle des traces qui mettront des années à s’estomper.
02 - ROY HARGROVE & RH FACTOR / I’ll STAY
Roy Hargrove s’installe dans le fauteuil de George Clinton pour lui reprendre un titre de Funkadelic (Standing On The Verge On Getting It On - Westbound Records 1974). Pris en main par le RH Factor, le funk obéit désormais aux ordres de l'embouchure et des pistons, sous les explosions soudaines de cuivres. Entre partie chantée et scat, la trompette impose une présence que ne connaissait pas l’original et, surtout, muscle les curseurs rock d’une guitare qui devient incisive, là où Clinton avait préféré la laisser tripper avec les claviers.
03 - LALO SCHIFRIN / PANAMERICANA
Opération Dragon, Bullit, Inspecteur Harry, Mission Impossible ; sommité de la bande originale, c’est dans son costume de jazzman-arrangeur que Lalo vient à Vienne avec une composition signée pour l’album Gillespiana, de Dizzy Gillespie (Verve-1960). Passé de cuivre en cuivre, le solo atterrit sur son piano pour alléger la tension d’un morceau qui ne jurerait pas dans un film d’espionnage. Dans les soirées moites de la jet-set de Buenos Aires, là où les poursuites se font en nuit américaine et en tuxedo. Celui de Lalo, comme pour les argentins ayant changé la face de leur discipline, mériterait d’être floqué d’un numéro dix.
04 - BANDA MUNICIPAL DE SANTIAGO DE CUBA / CHAN CHAN
Écrit en 1986 par Compay Segundo, ce titre devenu standard et rendu célèbre par l’album Buena Vista Social Club (World Circuit - 1996) est livré ici sans paroles et sans la guitare fétiche de son auteur. Muée en canicule, la douce chaleur de la nuit cubaine suit les percussions dans cette procession menée par l’Invincible Armada Cuivrée qui, entre 2003 et 2008, se rendra plusieurs fois dans les écoles de musique et conservatoires de la Région Rhône Alpes pour effectuer des missions d’échange musical. A noter qu’n 1929, dans les rangs de la banda, officiait un clarinettiste nommé… Compay Segundo.
05 - McCOY TYNER / MANALYUCA
Dépossédé du vibraphone que Bobby Hutcherson avait posé sur la version originale de l’album Land Of The Giants (Terlac - 2003), c’est avec le saxophone que le piano de McCoy Tyner entreprend ici de dialoguer. Les lames métalliques disparues, les clés offrent une autre vision de l’échange. Plus sombre voire torturée. Après avoir écouté autant qu’accompagné les invocations de l’instrument à vent, le piano, dans un chaos de notes qui s’éclaircit à mesure, reprend le fil d’une conversation mystique que batterie et basse soutiennent sans prendre parti.
06 - HANK JONES & MILT JACKSON / DELIHLA
La puissance et le lyrisme des orchestrations de Victor Young, les torrents de cordes et les orages de cuivres joués par des dizaines de musiciens tiennent désormais dans un quartet. Dans un combat homériquement cool entre le pianiste d’Ella Fitzgerald et le vibraphoniste de Dizzy Gillespie s'emparant du thème composé pour le film de Cecil B. DeMille (Samson et Dalila - 1949). Alors qu’elle avait jusqu’alors suivi le swing de la contrebasse, la batterie et ses roulements graves et solennels rappellent que ce morceau est aussi un choc de Titans entre le fondateur du Great Jazz Trio et celui du Modern Jazz Quartet.
07 - GILBERTO GIL / TODA MENINA BAIANA
En 1979, avant d’être aspiré par la vie politique, Gilberto Gil enregistre Realce, album où figure ce titre. Après un call and response qui fait monter l’ambiance, le futur Ministre de la Culture de Lula emporte avec lui le public dans un morceau tout entier dédié aux filles de son Salvador De Bahia Natal. Si Gilberto les courtisait sur la version album, la version live aux slaps de basse et cordes de guitare dorénavant électrifiées le révèle conquérant et prêt à passer à l’action. Un de ses, sinon son, plus grand succès qui, le temps d’une soirée, réunit le Bahia et l’Isère.
FUTURE
01 - ABRAHAM REUNION / TRYING TIMES
Abraham à la contrebasse, Clélya au piano, Cynthia au micro ; pour les Abraham, le jazz est une affaire de famille, un trio où on se répartit les rôles. L’original est également l'œuvre d’un trio, et des plus impressionnants. Roberta Flack à l’interprétation, Donny Hathaway et l’ex-Impressions Leroy Hutson, à l’écriture et à la composition. Sans le brusquer, la fratrie Abraham fait dériver ce titre paru sur First Take le premier album de Roberta (Atlantic Records 1969), dans un chaloupé créole qui l’amène à bon port, le redépose sur sa ligne de basse de départ, sans jamais altérer l’intention sociale du texte.
02 - LEON PHAL / SOULFUL
De sa venue en 2019, il est reparti avec le titre de lauréat du tremplin ReZZO Jazz à Vienne. La suspension dans les airs qui suit le passage sur un tremplin peut être brève et le retour au sol immédiat, Léon Phal est toujours dans la phase ascendante, maintenu en lévitation par la colonne d’air de son saxophone. Pensant le regarder depuis la terre ferme, l’auditeur n’a pas remarqué que c’est lui qui avait rejoint le quintet et non l’inverse. Que le sol n’existait plus que de très loin. Qu’il suffisait juste qu’il se laisse porter par ce groupe qui, derrière son allure classique, cache des notes de house-music et des ambiances futuristes. Et si c’était cela qui l’empêchait de redescendre ?
03 - ARNAUD DOLMEN / ON DIMANCH MATEN
Les notes de Fender Rhodes s’annoncent tels les premiers oiseaux du jour, vite rejoints par la batterie de celui qu’en 2021 Jazz Mag et Jazz News classaient dans le top 5 des batteurs de l’année. Arnaud Dolmen bat le rappel pour le reste du groupe qui orchestre et accompagne le lever du soleil sur fond de groove Caribéen profond, dense, et tellement moelleux qu’on traînerait bien encore un peu au lit. La guitare fait darder les rayons du soleil toujours plus intensément, jusqu’à ce solo qui indique que midi va retentir. Qu’importe l’heure ou le jour, ce sera toujours dimanche matin, chaque fois que l’on écoutera ce titre.
04 - JASUAL CAZZ / BABY ROVER
Trois lyonnais dans le cockpit d’une navette de reconnaissance. Basse, batterie, et clavier, la motorisation est légère et donne assez d’agilité et de vélocité pour se faufiler entre les strates musicales sans se faire repérer. Slalom sur nappes de synthétiseurs, explorations des circuits électroniques et des pellicules rétro-futuristes, quand elle apparaît sur les radars, il est déjà trop tard. Propulsée par les fusions jazz-funk 70s’, la navette Jasual Cazz a déjà entamé sa course galactique, et les touches noires et blanches inscrit leurs notes dans la voie lactée tracée par leur groove.
05 - EMILE LONDONIEN / STRENGTH
Réputé meilleur conducteur, le cuivre permet à ce titre du Rh Factor de voyager sans encombres, depuis le Texas jusqu’à Strasbourg. Libre ensuite au trio et à leurs vibes de jazz anglais de se charger du reste. Venu du EP du même nom (Verve - 2004), il devient une histoire sans paroles habillée de nappes de clavier spatiales. Convoyé par le dialogue de la basse et de la batterie, le groove ne vibre plus sous l’action des lèvres sur la trompette de Roy Hargrove, mais sous celle des marteaux sur les cordes du piano.
06 - ISHKERO / OLILOQUY VALLEY
En 1964, sur Empyrean Isles, son quatrième album solo (Blue Note 1964), Herbie Hancock organisait les visites de la vallée en version purement acoustique. Près de soixante ans plus tard, le quintet parisien en redessine la géographie. Reliefs rendus abrupts par la nervosité de la batterie, le thème ne sort plus du pavillon cuivré d’une trompette mais des clés d’une flûte traversière qui file entre les versants et s’élève jusqu’à la crête pour admirer la fluidité de la basse dans le lit des claviers. Électrifiée autant qu’électrisée, une cover qui regarde dans la direction qui aura toujours été celle de Herbie : le futur.
07 - GIN TONIC ORCHESTRA / DO YOU HAVE
Instruments sur la position “boucles”, fonction “broken-beat" activée sur leur jazz, les Stéphanois délimitent patiemment leur périmètre sur la piste. Une nasse qui, par les ronflements de la basse, les pulsations de la grosse caisse et les injonctions du clavier, absorbera les auditeurs présents ne leur laissant d’autre choix que de danser. Prégnant, le groove ne desserre son étreinte que pour laisser passer le souffle de la flûte ou du saxophone. Car, au fil des mesures, l’étuve est montée en température, et il serait tout de même dommageable que l’oxygène vienne à manquer.