Inga Liljeström

We Have Tigers
Sortie le 22 septembre 2017
Label : Accords Croisés
Toute musique naît à l’esquisse d’un horizon, d’une coupure. Coupure de l’air, par où le son advient, fragmentation rythmique par où la diction s’opère, détachement de l’élocution, surgissement des timbres, empilés, étagés, retournés à l’air. Quand s’instaure cet horizon, que la terre se détache du ciel et que l’être fait corps du monde, alors retentit le rugissement de l’animal, de l’enfant. Inga Liljeström a nommé cet album We Have Tigers. Nous les tigres. Comme un cri premier, fracas ténu de la frontière, irruption de l’instinct dans le non-sens terne de la vie adulte.
Toute musique naît à l’esquisse d’un horizon, d’une coupure. Coupure de l’air, par où le son advient, fragmentation rythmique par où la diction s’opère, détachement de l’élocution, surgissement des timbres, empilés, étagés, retournés à l’air. Quand s’instaure cet horizon, que la terre se détache du ciel et que l’être fait corps du monde, alors retentit le rugissement de l’animal, de l’enfant. Inga Liljeström a nommé cet album We Have Tigers. Nous les tigres. Comme un cri premier, fracas ténu de la frontière, irruption de l’instinct dans le non-sens terne de la vie adulte. La coupure a délimité un ailleurs qui soudain, sauvage, hurlant, touche à l’intime. Inga se rappelle :

Je regardais des photos et j’ai trouvé l’image d’un enfant mimant un animal féroce et rugissant, avec les doigts recourbés comme des griffes. La légende disait : « Il a le tigre ». J’ai réfléchi un moment et cela m’a paru étrangement raccord avec l’album. J’aimais l’idée d’avoir un animal puissant dans le titre, avec sa sauvagerie et sa force, protégeant ceux qu’il aime.

Finlandaise par le père, Anglaise par la mère, Australienne de naissance, Française un temps, navigant du jazz au punk en passant par le rock et la folk-music, Inga Liljeström a beaucoup arpenté le monde sans cesser de le rêver, d’en distribuer les signes à travers sa musique. C’est chez elle plus qu’une réflexion, une nécessité, une soif impérieuse de transport. Le réseau de réminiscences – elle cite aussi bien Dolly Parton et Maddy Prior que Townes Van Zandt, Nick Cave et Karen Dalton – charrié par sa musique s’en trouve transcendé par une pureté d’âme toute individuelle, un rapport de l’être au monde sans cesse interrogé dans l’espoir de découvrir une trace à choyer, à faire luire.

Il y a peu de gens qui comprennent le langage dont je me sers quand je décris ce que je veux créer musicalement, affirme-t-elle sans le déplorer. Aussi je préfère parler par images, par sensations de lumière, de couleur ou de goût. Enfant, quand j’écoutais de la musique, je fermais les yeux et je voyais et ressentais vivement une réalité différente. Quand j’écris de la musique, je veux me transporter dans un autre lieu, sentir viscéralement que je ne suis plus là, en train de laver la vaisselle, mais que je me tiens dans le désert, goûtant la terre rouge dans ma bouche, sentant la brise chaude et écoutant le grincement du plancher en bois.

Une réalité autre et pourtant plus à soi, telle est la quête perpétuelle d’Inga – celle, sans doute, de tout artiste véritable. Cette synesthésie, comme elle la nomme sans souvenir de Baudelaire ou Rimbaud, tient de la communication inter-sensorielle, de l’enchevêtrement de synapses. We Have Tigers en établit le territoire aride et passionnel, rude et exaltant. Inga l’évoque à la façon d’une cinématographie où voir ne se démêle plus d’entendre :

J’aspire à une instrumentation permettant de transmettre la sensation d’une scène ou d’un endroit, à travers laquelle les paroles et la mélodie deviennent comme les personnages ou le narrateur d’un conte. Dans une ligne de violon, je peux voir des montagnes roulant à l’arrière-plan, puis la guitare notera l’heure du jour, le sentiment qui est dans l’air. Pour Finally We Rest, Michael Lira, mon proche collaborateur et arrangeur, m’a envoyé les accords, et quand je les ai écoutés, j’ai eu l’impression d’avoir vécu à Grenade, en Espagne, sous l’influence de la poésie de Lorca. Je pouvais voir les montagnes dans cette musique, entendre les chiens aboyer et hurler.

Avec Michael Lira, Inga a entrepris de susciter ces visions en recourant à la fois à d’anciennes folk-songs et à des arrangements baroques qui ne cachent pas leur admiration partagée pour Ennio Morricone. Pour autant, Inga, trop elle-même sans doute, et qui reconnaît être généralement peu à l’aise pour interpréter les chansons d’autres personnes – à l’exception notable de Billie Holiday –, ne copie personne, même quand elle reprend un air ancien de Leadbelly, même quand elle se plaît à visiter les crépuscules enflammés d’un western lyrique et désabusé. Le pastiche n’a pas de place dans la vision.

J’ai toujours été attirée par la musique d’un autre temps. Chanter ces vieilles folk-songs des Appalaches m’a paru très naturel, comme si j’avais vécu cette vie et que je la connaissais bien. Cela m’a permis d’expérimenter les failles et les défauts de ma voix en même temps que la beauté contenue dans le spectre émotionnel des paroles.

De nombreux artistes ont creusé cette veine, sont partis à la recherche de l’or pur des vieilles folk-songs emportées par les migrants européens jusqu’en Amérique, puis développées en marge d’une longue et âpre lutte pour survivre. Ils l’ont tant fait que l’or, souvent, donne l’impression de s’être évaporé, d’être devenu introuvable. Pourtant, les grands espaces demeurent, tout comme le chant des petites misères et des grands drames d’autrefois. L’horizon, toujours, peut se redécouper. C’est ce qu’Inga Liljeström a magnifiquement accompli dans ce disque.