Girma Bèyènè & Akalé Wubé
Ethiopiques 30
Sortie le 13 janvier 2017
Label : Buda Musique
Il est des étoiles qui s’éclipsent sans qu’on s’en aperçoive. Et puis un jour elles réapparaissent comme par enchantement… C’est ce qui est arrivé à Girma Bèyènè, musicien glorieux mais maladivement modeste, séducteur mais foudroyé par l’amour, expert en effacement mais rebelle toujours.
Depuis le début des années 1960 et pendant vingt ans, Girma Bèyènè a été l’un des artistes les plus créatifs et prolifiques de la scène musicale éthiopienne. Et parmi les plus reconnus et célébrés. Après la chute de l’empereur Haylè-Sellassié (1974) et les turbulences qui suivirent, Girma choisit à la première occasion (1981) de fausser compagnie aux promesses révolutionnaires désormais anéanties. Céder à une absolue fascination pour l’Amérique et risquer un exil incertain plutôt que dépérir dans un paradis stalinien. Sans compter avec les fatalités de la vie qui se ligueront peu après pour éloigner Girma de la scène publique.
Depuis le début des années 1960 et pendant vingt ans, Girma Bèyènè a été l’un des artistes les plus créatifs et prolifiques de la scène musicale éthiopienne. Et parmi les plus reconnus et célébrés. Après la chute de l’empereur Haylè-Sellassié (1974) et les turbulences qui suivirent, Girma choisit à la première occasion (1981) de fausser compagnie aux promesses révolutionnaires désormais anéanties. Céder à une absolue fascination pour l’Amérique et risquer un exil incertain plutôt que dépérir dans un paradis stalinien. Sans compter avec les fatalités de la vie qui se ligueront peu après pour éloigner Girma de la scène publique.
Il est des étoiles qui s’éclipsent sans qu’on s’en aperçoive.
Et puis un jour elles réapparaissent comme par enchantement…
C’est ce qui est arrivé à Girma Bèyènè, musicien glorieux mais maladivement modeste, séducteur mais foudroyé par l’amour, expert en effacement mais rebelle toujours.
Depuis le début des années 1960 et pendant vingt ans, Girma Bèyènè a été l’un des artistes les plus créatifs et prolifiques de la scène musicale éthiopienne. Et parmi les plus reconnus et célébrés. Après la chute de l’empereur Haylè-Sellassié (1974) et les turbulences qui suivirent, Girma choisit à la première occasion (1981) de fausser compagnie aux promesses révolutionnaires désormais anéanties. Céder à une absolue fascination pour l’Amérique et risquer un exil incertain plutôt que dépérir dans un paradis stalinien. Sans compter avec les fatalités de la vie qui se ligueront peu après pour éloigner Girma de la scène publique.
Chanteur qui n’a que trop peu laissé de traces discographiques en tant que soliste (cf. éthiopiques 8), c’est surtout comme pianiste et organiste, compositeur et arrangeur que Girma marquera de son empreinte ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui l’âge d’or de la musique éthiopienne.
Né dans l’immédiat après-guerre éthiopien, définitif baby boomer nourri de Rock’n Roll (Elvis Presley, Gene Vincent, Rocky Roberts and the Airedales…), de musiques noires américaines (Sam Cooke, Ray Charles, Curtis Mayfield, Major Lance…) et de pop blanche frivolissime (Pat Boone, Neil Sedaka, Bobby Darin…), Girma Bèyènè fut un teenager résolument de son époque, stimulé par la promesse de lendemains qui se devaient de chanter. Après les horreurs et les privations de la guerre qu’avaient connues les parents venaient les temps nouveaux d’un après-guerre qui se vivait comme définitif. አዲስ፡ዘመን። Addis zèmèn – Ère Nouvelle, ainsi que l’avait promis le premier quotidien gouvernemental éthiopien d’après-Libération. Quinze ans plus tard, cette candide certitude était partagée par à peu près tous les teenagers de la planète, au nord comme au sud. Et l’Afrique ne fut pas en reste. Il n’y a qu’à prêter l’oreille à ses productions musicales du temps de la décolonisation pour mesurer à quel point elle avait fait siennes bon nombre des influences américaines et européennes d’alors tout en sachant leur imprimer la touche africaine qui tue.
Ras Hôtel / Ras Band.
De l’influence des coups d’État sur la musique
Avant que n’ouvrent le Ghion Hôtel (early 50’s), le Wabé Shèbèllé (early 60’s) puis le Hilton (1969), le Ras Hôtel était le plus chic hôtel de l’Addis de l’immédiat après-guerre – construit par les Italiens durant l’Occupation fasciste (1936-1941). Dès la fin des années 1940, un orchestre s’y produisait chaque vendredi soir, autour d’émérites chefs venus d’Europe, tels Richard Moser et Franz Zelwecker. Le répertoire puisait principalement dans les succès européens, américains et latino-américains, formaté pour une clientèle composée en majorité d’Européens et de l’élite éthiopienne. Répertoire strictement instrumental. Musique de salon. Pas de vocaliste.
Après le coup d’état déjoué de décembre 1960, comme l’orchestre comportait des membres issus de la Garde Impériale et que celle-ci avait été le fer de lance du coup d’état, le Ras Hôtel fut fermé pour un temps. Quelques mois plus tard, les affaires reprenaient et un nouvel orchestre entrait en piste : Tèfèra Mèkonnen (leader, piano), Gétatchèw Wèldè-Sellassié (sax) bientôt remplacé par Wèdadjénèh Felfelu (sax ténor et clarinette), Zèwdu Lègèssè (trompette) remplacé peu après par Assèfa Bayissa, Bahru Tèdla (batterie) et Tlahoun Yimer (contrebasse), sans oublier le MC et auteur Gèbrèab Tèfèri. Entièrement composé d’artistes éthiopiens, ce premier Ras Band reste dans les mémoires comme une référence en matière de musique de club à l’ancienne – style, maestria, élégance (tenue correcte exigée).
Peu après le coup d’État, le jeune Girma est recruté par Nersès Nalbandian, le parrain historique de la musique éthiopienne moderne (cf. éthiopiques 32, à paraître sous peu), afin d’assurer le répertoire anglophone au Théâtre Hailè-Sellassié Ier, alors l’épicentre de toutes les innovations musicales éthiopiennes. Quelques mois plus tard, le Ras Hôtel, quasi mitoyen du Théâtre, organise une audition pour recruter un chanteur afin de renforcer l’attractivité de l’orchestre maison. Planter un vocaliste devant un orchestre relevait alors de la pure innovation. Paradoxalement, alors que la culture musicale des Éthiopiens privilégiait depuis des siècles le dire des ménestrels azmari, tchatcheurs solistes avec accompagnement minimal, c’est à ce moment que la musique instrumentale prend un élan inédit. S’il y a du paradoxe, c’est que les temps changent…
Après une audition qui attirera 70 candidats, Girma Bèyènè est engagé, ainsi que Bahta Gèbrè-Heywèt (cf. éthiopiques 8). Les teenagers au pouvoir, en quelque sorte. Girma se souvient avoir interprété “Bernardine”, un hit consacré par Pat Boone. Légèreté, glamour et cuivres spécialement pimpants. Pendant trois ou quatre ans le chanteur et pianiste autodidacte Girma fera ainsi ses classes auprès de Tèffèra Mèkonnen qu’il considère comme son mentor. Ne possédant pas d’instrument chez lui, il ira souvent faire des gammes et fortifier son jeu dans la maison familiale de Tsegué-Maryam Guèbrou (éthiopiques 21) qui disposait d’un piano. Le monde était encore ouvert…
Aiguillonné par le succès des vendredis du Ras Hôtel, le Ghion Hôtel décide à son tour, fin 1965, d’organiser des soirées musicales chic destinées à capter et égayer l’innombrable nomenklatura diplomatique qui surabonde à Addis, désormais capitale diplomatique de l’Afrique depuis la création de l’Organisation de l’Unité Africaine (1963). Tournant majeur dans la carrière de Girma Bèyènè : il décide de ne pas suivre Bahta et les musiciens du premier Ras Band ses aînés dans le prestigieux Ghion, préférant rester au Ras Hôtel, plus intimiste et central que le Ghion. Certainement Girma souhaite à ce moment mettre les pendules à l’heure en rajeunissant orchestre et répertoire. Les ex-teenagers d’après-guerre arrivent à maturité. La jeune garde prend l’initiative, sinon même le pouvoir. A bien observer la composition du nouveau groupe, on mesure que sont ici rassemblés des éléments de premier plan du Swinging Addis naissant que l’on retrouvera peu ou prou dans tous les orchestres marquants qui feront les beaux jours et les nuits agitées de la scène addissine jusqu’à la Révolution de 1974 : Tesfa-Maryam Kidané (sax), Fèllèqè Kidané (trompette), Haylou “Zehon” Kèbèdè (basse), Tesfaye “Hodo” Mèkonnen (batterie), Girma Zèmaryam (batterie), et les chanteurs Seyfou Yohannes et Menelik Gétatchèw, ce dernier étant débauché de la pépinière ultra créative du Théâtre Haylè-Sellassié, dans lequel dominait l’effervescent grand orchestre conduit par Nersès Nalbandian.
Swinging Addis
Les uns et les autres seront de toutes les aventures musicales à venir, ensemble ou séparément, ou rejoints par de nouveaux venus. Ce second Ras Band contribuera à agréger dans cette dynamique d’autres jeunes talents déterminés et sérieusement allumés, tous de la même génération et venant indifféremment d’orchestres institutionnels aussi bien que de nulle part. Compte tenu de l’image sommaire et outrée dont persiste à “maléficier” l’Éthiopie, on a un peu de mal aujourd’hui à se figurer ce qu’était l’extraordinaire bouillonnement de cette époque. Dit brutalement : Le Swinging Addis n’avait rien à envier au Swinging London – il ne manquait pas même quelques minijupes pour déclencher le scandale à Addis, Diré-Dawa ou Asmara. Bien sûr, les teenagers et hipsters éthiopiens avaient moins d’argent de poche que les Londoniens du même métal.
La véritable généalogie des orchestres pop éthiopiens reste à faire, celle des orchestres “indépendants” ou “privés” – à la différence des orchestres institutionnels comme ceux de la Garde Impériale, de la Police, de l’Armée, du Théâtre Haylè-Sellassié ou de la Municipalité d’Addis.
Comme partout dans le monde, le pistage des musiciens transfuges et migrateurs se révèle de première importance pour apprécier les tendances dominantes du moment musical. Ainsi, suivre Girma Bèyènè durant deux décennies nous promène du premier Ras Band en 1962 jusqu’au Walias Band en 1981 – même si les nuits étaient devenues spécialement noires depuis 1974 du fait d’un couvre-feu draconien –, en passant par le second Ras Band (début 1966-1968 ?), le duo The Girmas (Girma Bèyènè et le batteur Girma Zèmaryam), l’All Star Band (fin 1970-1972), l’Alèm-Girma Band (1972-1974), et toute une pléiade de groupes dont les membres se connaissaient, se croisaient, et étaient passablement interchangeables… Zula Band, Venus Band, Soul Vibrations, le séminal Soul Ekos fondé par le producteur Amha Eshèté (1970-début 1971), The Ashantis, groupe influent venu du Kenya, Black Soul Band, Fetan Band, The Dashens, Walias Band (fondé en 1972), Ibex Band (1972-1979), Black Lion Band (fondé fin 1973), Equators Band qui deviendra Dahlak Band (mais fondé en tant que Venus Band en 1973), etc, et leurs variantes hôtelières. En effet, avant que les groupes puissent s’affirmer et imposer leur véritable nom de guerre, longtemps ils ont dû adopter le nom de l’établissement qui les hébergeait le temps d’un contrat. Ainsi, Ras Band, Zula Band, Venus Band ou Shèbèllé Band se produisaient dans le Ras Hôtel, le Zula Club, le Venus Club et le Wabé Shèbèllé Hôtel, mais ils étaient ou deviendront All Star Band, Walias Band, Ibex Band, Dahlak Band, etc, Ces derniers se sont presque tous produits à un moment ou à un autre dans chacun de ces lieux et quelques autres, sous le nom du lieu, et il est parfois difficile de préciser de quel groupe et de quels musiciens il s’agit au juste, sauf à disposer d’informations précises sur les dates de leur résidence en ces clubs . Après le Zula Club, le Venus Club est l’exemple le plus significatif de cet état de fait. En juin 1968, Judith et Abubakar Ashakih [አቡበከር አሽኬ / Abubèkèr Asheké] ont ouvert un premier Venus Club uptown, à deux pas du vieux centre historique d’Addis, Piazza, puis un second en juin 1971, dit underground, dans le spacieux et chic sous-sol du cinéma Ambassador, downtown. Ces deux clubs avaient l’une des meilleures programmations musicales de la capitale .
Atout maître : Amha Eshèté entre en piste
Durant toute la haute période de production vinylique (1969-1974, même si la production ne s’éteignit complètement qu’en 1978), la figure de Girma Bèyènè est celle qui domine les séances d’enregistrement. Depuis la parution d’éthiopiques 8 (2000) qui rassemble les quatre seuls titres gravés sous son nom, les informations sur le personnel des séances d’enregistrement ont pu être avantageusement complétées. Il faut aujourd’hui créditer Girma Bèyènè comme arrangeur d’au moins 70 titres, alors que Mulatu Astatqé [cf. éthiopiques 4], considéré exagérément comme l’arrangeur majuscule, n’apparaît en tant que tel que sur une quarantaine de titres. Girma participe en outre à au moins 50 autres titres en tant que pianiste ou compositeur. Il ne fait aucun doute qu’il y en a davantage encore. Par-delà les statistiques, ce sont les différences de style qui sont importantes, quand bien même il est arrivé aux deux arrangeurs de collaborer. Girma l’autodidacte prolifique innove en modelant simplement la légèreté pop à l’image d’une Éthiopie en mutation, saisie par le démon funky et fèrendj – étranger. Son jeu est fortement influencé par la pop américaine, simple et efficace – de Be-Bop-A-Lula à Unchain My Heart – et se démarque avec jubilation des références abyssines. Innovation et provocation prennent parfois de fourbes sentiers.
Ainsi, depuis une dizaine d’années, Addis et quelques villes d’Éthiopie résonnaient de murmures électriques qui ne demandaient qu’à s’amplifier.
On retrouvera vite Girma et les piliers du second Ras Band dès qu’il s’agira de s’embarquer tête baissée dans la nouvelle aventure, géniale mais risquée, proposée par Amha Eshèté : créer un label de disques. Un pur défi hors-la-loi. Hors-la-loi parce qu’une à peine croyable loi impériale de juillet 1948 avait fait de l’importation et de la production de disques un monopole d’État ! Aucun hasard si, avec Alèmayèhu Eshèté, Girma Bèyènè et ses acolytes ont été les seuls à répondre à la proposition téméraire d’Amha – sans oublier le preneur de son Bèfèqadu Dibaba, lui aussi assez téméraire pour se risquer à enregistrer clandestinement dans un studio d’État. Être musicien n’est pas tout. Encore faut-il savoir à l’occasion payer de sa personne et se compromettre pour des causes décisives.
Avec l’irruption des disques vinyles à la fin des années 1960, la musique éthiopienne moderne passe la surmultipliée, alors même qu’elle n’avait jusque-là aucune existence discographique. Du jour au lendemain, la nouveauté proprement inouïe que représentaient ces galettes noires fit figure de révolution, une révolution passionnelle qui avait trouvé son porte-voix. Quasi-émeute devant la petite échoppe d’Amha sur Piazza. Circulation bloquée, énorme bousculade pour écouter et écouter encore ces deux incunables sonores qui passaient en boucle. Même ceux qui n’avaient pas de tourne-disque en voulaient. Les 2000 exemplaires du premier 45 tours de pop éthiopienne jamais publié en Ethiopie furent épuisés en à peine deux jours (cf. éthiopiques 9, tracks 21-22, Ya tara et Timarkyalèsh).
Tout est allé très vite ensuite. Amha Records publiera une centaine de 45 tours et une douzaine de 33 tours en six ans – jusqu’à la Révolution, jusqu’à son départ en exil forcé en 1975. C’est en grande partie grâce à son éblouissante production, presque intégralement reprise dans les éthiopiques (1-3-4-5-6-8-9-10-17-19-22-24-25), que la collection a pu rendre justice à la musique éthiopienne. “Il a manqué cinq ou six ans à l’Éthiopie et à ses musiciens, estime aujourd’hui Amha Eshèté, pour qu’une véritable révolution musicale s’accomplisse et donne sa pleine mesure.”
Girma Bèyènè aura une place de roi dans la production d’Amha, en particulier en compagnie d’Alèmayèhu au sein de l’Alèm-Girma band (cf. éthiopiques 22). Cette ascension irrésistible sera brutalement foudroyée par le coup d’État de 1974. Il faudra attendre 1981 pour que se présente une miraculeuse occasion d’échapper au paradis stalinien du dictateur Menguistou Haylè-Maryam. Une fois encore, c’est Amha Eshèté qui trouve la solution : il parvient, au prix d’une persévérance inimaginable, à faire venir le Walias Band aux USA – en fait dix musiciens dont six choisiront de prendre la tangente après quelques concerts américains.
Très rapidement, il paraîtra évident aux nouveaux exilés que la diaspora éthiopienne des USA est encore trop restreinte pour nourrir son homme de la musique à plein temps. S’ensuivra une vie plus ou moins chaotique faite de petits boulots qui laissent de moins en moins de place à la musique. Mais ce n’est pas toujours l’insuccès qui se met en travers d’une carrière artistique florissante. Les épreuves que réserve la chienne de vie peuvent suffire à faire disparaître de la scène publique n’importe quel créateur confirmé. C’est précisément l’infortune conjuguée de l’exil et plus encore la perte irréparable d’un être cher qui a conduit Girma Bèyènè hors du Swinging Addis et des espérances américaines, loin d’une popularité savourée deux bonnes décennies durant. Pour autant, par-delà un deuil irrémédiable, jamais Girma Bèyènè n’a renoncé à revenir en pleine lumière.
Le premier vrai retour de Girma dans son cher pays eut lieu à l’invitation du 7e Ethiopian Music(s) Festival d’Addis Abeba en mai 2008, tout entier conçu comme un hommage à Girma Bèyènè et aux saxophonistes exilés des années 1980 (Moges Habtè, Tilayé Gèbrè, Téwodros Meteku). Peu après, Girma s’est réinstallé définitivement à Addis, en toute discrétion. C’était sans compter avec le fervent following qu’il a conservé en Ethiopie, au moins parmi les plus influents musiciens de la scène contemporaine. Ils reconnaissent en lui un pionnier qui a largement contribué à instiller dans la musique éthiopienne la modernité qu’on lui reconnaît aujourd’hui. C’était aussi sans compter avec le non moins fervent fan club qui s’est constitué anarchiquement autour des planètes World et Jazz, suite à la publication des éthiopiques, et au premier rang duquel figure Akalé Wubé.
Qui n’a jamais vu Akalé Wubé en concert ne sait pas de quel groove on parle. Pas de démonstration outrancière ni de pose m’as-tu-vu, que du groove et du bon, épuré ou lyrique, celui qui démange les gambettes et réjouit les synapses. Et déjà trois CDs au compteur, trois galettes de pure dévotion, sans religiosité, résolument inventives . Zéro reprise à la mode copier-coller, que de l’éthio-groove revisité librement et avec ferveur, le meilleur moyen de rendre hommage – de rendre vie – à une musique et à un musicien trop oubliés jusque-là. Trop effacés. Et ce sont justement ces gaillards-là qui écoutent, reconnaissent, reprennent, transfigurent et invitent modestement Girma Bèyènè. Et Girma dit Banco !
Girma Bèyènè featuring Akalé Wubé, ou l’inverse, c’est du lourd-léger comme on dit chez les boxeurs.
En cherchant bien, on peut encore trouver à Addis de vieilles bandes de Girma qui ont immortalisé les standards de Neil Sedaka (You mean everything to me ou Oh Carol), Sam Cooke (Having a Party adapté en ብማሽቃንን፡ብ። Bemashqanen bitcha), Lee Dorsey (Ya Ya), Curtis Mayfield / Major Lance (Hey Little Girl)… On retrouve l’entrain innocent voire simpliste de ces mélodies dans la plupart des compositions de Girma rassemblées dans ces éthiopiques. Qu’on ne s’y trompe pas : ces rengaines étaient alors considérées comme subversives, comme une musique de sauvages et d’illettrés – en France, on qualifiait rageusement leurs adorateurs de Yéyé… Et de toute façon, il n’était nullement question pour Girma Bèyènè et Akalé Wubé de lorgner vers un revival propret et nostalgique, mais bien plutôt de donner à entendre tous les possibles que recèle la musique éthiopienne.
Nous y voilà.
Et puis un jour elles réapparaissent comme par enchantement…
C’est ce qui est arrivé à Girma Bèyènè, musicien glorieux mais maladivement modeste, séducteur mais foudroyé par l’amour, expert en effacement mais rebelle toujours.
Depuis le début des années 1960 et pendant vingt ans, Girma Bèyènè a été l’un des artistes les plus créatifs et prolifiques de la scène musicale éthiopienne. Et parmi les plus reconnus et célébrés. Après la chute de l’empereur Haylè-Sellassié (1974) et les turbulences qui suivirent, Girma choisit à la première occasion (1981) de fausser compagnie aux promesses révolutionnaires désormais anéanties. Céder à une absolue fascination pour l’Amérique et risquer un exil incertain plutôt que dépérir dans un paradis stalinien. Sans compter avec les fatalités de la vie qui se ligueront peu après pour éloigner Girma de la scène publique.
Chanteur qui n’a que trop peu laissé de traces discographiques en tant que soliste (cf. éthiopiques 8), c’est surtout comme pianiste et organiste, compositeur et arrangeur que Girma marquera de son empreinte ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui l’âge d’or de la musique éthiopienne.
Né dans l’immédiat après-guerre éthiopien, définitif baby boomer nourri de Rock’n Roll (Elvis Presley, Gene Vincent, Rocky Roberts and the Airedales…), de musiques noires américaines (Sam Cooke, Ray Charles, Curtis Mayfield, Major Lance…) et de pop blanche frivolissime (Pat Boone, Neil Sedaka, Bobby Darin…), Girma Bèyènè fut un teenager résolument de son époque, stimulé par la promesse de lendemains qui se devaient de chanter. Après les horreurs et les privations de la guerre qu’avaient connues les parents venaient les temps nouveaux d’un après-guerre qui se vivait comme définitif. አዲስ፡ዘመን። Addis zèmèn – Ère Nouvelle, ainsi que l’avait promis le premier quotidien gouvernemental éthiopien d’après-Libération. Quinze ans plus tard, cette candide certitude était partagée par à peu près tous les teenagers de la planète, au nord comme au sud. Et l’Afrique ne fut pas en reste. Il n’y a qu’à prêter l’oreille à ses productions musicales du temps de la décolonisation pour mesurer à quel point elle avait fait siennes bon nombre des influences américaines et européennes d’alors tout en sachant leur imprimer la touche africaine qui tue.
Ras Hôtel / Ras Band.
De l’influence des coups d’État sur la musique
Avant que n’ouvrent le Ghion Hôtel (early 50’s), le Wabé Shèbèllé (early 60’s) puis le Hilton (1969), le Ras Hôtel était le plus chic hôtel de l’Addis de l’immédiat après-guerre – construit par les Italiens durant l’Occupation fasciste (1936-1941). Dès la fin des années 1940, un orchestre s’y produisait chaque vendredi soir, autour d’émérites chefs venus d’Europe, tels Richard Moser et Franz Zelwecker. Le répertoire puisait principalement dans les succès européens, américains et latino-américains, formaté pour une clientèle composée en majorité d’Européens et de l’élite éthiopienne. Répertoire strictement instrumental. Musique de salon. Pas de vocaliste.
Après le coup d’état déjoué de décembre 1960, comme l’orchestre comportait des membres issus de la Garde Impériale et que celle-ci avait été le fer de lance du coup d’état, le Ras Hôtel fut fermé pour un temps. Quelques mois plus tard, les affaires reprenaient et un nouvel orchestre entrait en piste : Tèfèra Mèkonnen (leader, piano), Gétatchèw Wèldè-Sellassié (sax) bientôt remplacé par Wèdadjénèh Felfelu (sax ténor et clarinette), Zèwdu Lègèssè (trompette) remplacé peu après par Assèfa Bayissa, Bahru Tèdla (batterie) et Tlahoun Yimer (contrebasse), sans oublier le MC et auteur Gèbrèab Tèfèri. Entièrement composé d’artistes éthiopiens, ce premier Ras Band reste dans les mémoires comme une référence en matière de musique de club à l’ancienne – style, maestria, élégance (tenue correcte exigée).
Peu après le coup d’État, le jeune Girma est recruté par Nersès Nalbandian, le parrain historique de la musique éthiopienne moderne (cf. éthiopiques 32, à paraître sous peu), afin d’assurer le répertoire anglophone au Théâtre Hailè-Sellassié Ier, alors l’épicentre de toutes les innovations musicales éthiopiennes. Quelques mois plus tard, le Ras Hôtel, quasi mitoyen du Théâtre, organise une audition pour recruter un chanteur afin de renforcer l’attractivité de l’orchestre maison. Planter un vocaliste devant un orchestre relevait alors de la pure innovation. Paradoxalement, alors que la culture musicale des Éthiopiens privilégiait depuis des siècles le dire des ménestrels azmari, tchatcheurs solistes avec accompagnement minimal, c’est à ce moment que la musique instrumentale prend un élan inédit. S’il y a du paradoxe, c’est que les temps changent…
Après une audition qui attirera 70 candidats, Girma Bèyènè est engagé, ainsi que Bahta Gèbrè-Heywèt (cf. éthiopiques 8). Les teenagers au pouvoir, en quelque sorte. Girma se souvient avoir interprété “Bernardine”, un hit consacré par Pat Boone. Légèreté, glamour et cuivres spécialement pimpants. Pendant trois ou quatre ans le chanteur et pianiste autodidacte Girma fera ainsi ses classes auprès de Tèffèra Mèkonnen qu’il considère comme son mentor. Ne possédant pas d’instrument chez lui, il ira souvent faire des gammes et fortifier son jeu dans la maison familiale de Tsegué-Maryam Guèbrou (éthiopiques 21) qui disposait d’un piano. Le monde était encore ouvert…
Aiguillonné par le succès des vendredis du Ras Hôtel, le Ghion Hôtel décide à son tour, fin 1965, d’organiser des soirées musicales chic destinées à capter et égayer l’innombrable nomenklatura diplomatique qui surabonde à Addis, désormais capitale diplomatique de l’Afrique depuis la création de l’Organisation de l’Unité Africaine (1963). Tournant majeur dans la carrière de Girma Bèyènè : il décide de ne pas suivre Bahta et les musiciens du premier Ras Band ses aînés dans le prestigieux Ghion, préférant rester au Ras Hôtel, plus intimiste et central que le Ghion. Certainement Girma souhaite à ce moment mettre les pendules à l’heure en rajeunissant orchestre et répertoire. Les ex-teenagers d’après-guerre arrivent à maturité. La jeune garde prend l’initiative, sinon même le pouvoir. A bien observer la composition du nouveau groupe, on mesure que sont ici rassemblés des éléments de premier plan du Swinging Addis naissant que l’on retrouvera peu ou prou dans tous les orchestres marquants qui feront les beaux jours et les nuits agitées de la scène addissine jusqu’à la Révolution de 1974 : Tesfa-Maryam Kidané (sax), Fèllèqè Kidané (trompette), Haylou “Zehon” Kèbèdè (basse), Tesfaye “Hodo” Mèkonnen (batterie), Girma Zèmaryam (batterie), et les chanteurs Seyfou Yohannes et Menelik Gétatchèw, ce dernier étant débauché de la pépinière ultra créative du Théâtre Haylè-Sellassié, dans lequel dominait l’effervescent grand orchestre conduit par Nersès Nalbandian.
Swinging Addis
Les uns et les autres seront de toutes les aventures musicales à venir, ensemble ou séparément, ou rejoints par de nouveaux venus. Ce second Ras Band contribuera à agréger dans cette dynamique d’autres jeunes talents déterminés et sérieusement allumés, tous de la même génération et venant indifféremment d’orchestres institutionnels aussi bien que de nulle part. Compte tenu de l’image sommaire et outrée dont persiste à “maléficier” l’Éthiopie, on a un peu de mal aujourd’hui à se figurer ce qu’était l’extraordinaire bouillonnement de cette époque. Dit brutalement : Le Swinging Addis n’avait rien à envier au Swinging London – il ne manquait pas même quelques minijupes pour déclencher le scandale à Addis, Diré-Dawa ou Asmara. Bien sûr, les teenagers et hipsters éthiopiens avaient moins d’argent de poche que les Londoniens du même métal.
La véritable généalogie des orchestres pop éthiopiens reste à faire, celle des orchestres “indépendants” ou “privés” – à la différence des orchestres institutionnels comme ceux de la Garde Impériale, de la Police, de l’Armée, du Théâtre Haylè-Sellassié ou de la Municipalité d’Addis.
Comme partout dans le monde, le pistage des musiciens transfuges et migrateurs se révèle de première importance pour apprécier les tendances dominantes du moment musical. Ainsi, suivre Girma Bèyènè durant deux décennies nous promène du premier Ras Band en 1962 jusqu’au Walias Band en 1981 – même si les nuits étaient devenues spécialement noires depuis 1974 du fait d’un couvre-feu draconien –, en passant par le second Ras Band (début 1966-1968 ?), le duo The Girmas (Girma Bèyènè et le batteur Girma Zèmaryam), l’All Star Band (fin 1970-1972), l’Alèm-Girma Band (1972-1974), et toute une pléiade de groupes dont les membres se connaissaient, se croisaient, et étaient passablement interchangeables… Zula Band, Venus Band, Soul Vibrations, le séminal Soul Ekos fondé par le producteur Amha Eshèté (1970-début 1971), The Ashantis, groupe influent venu du Kenya, Black Soul Band, Fetan Band, The Dashens, Walias Band (fondé en 1972), Ibex Band (1972-1979), Black Lion Band (fondé fin 1973), Equators Band qui deviendra Dahlak Band (mais fondé en tant que Venus Band en 1973), etc, et leurs variantes hôtelières. En effet, avant que les groupes puissent s’affirmer et imposer leur véritable nom de guerre, longtemps ils ont dû adopter le nom de l’établissement qui les hébergeait le temps d’un contrat. Ainsi, Ras Band, Zula Band, Venus Band ou Shèbèllé Band se produisaient dans le Ras Hôtel, le Zula Club, le Venus Club et le Wabé Shèbèllé Hôtel, mais ils étaient ou deviendront All Star Band, Walias Band, Ibex Band, Dahlak Band, etc, Ces derniers se sont presque tous produits à un moment ou à un autre dans chacun de ces lieux et quelques autres, sous le nom du lieu, et il est parfois difficile de préciser de quel groupe et de quels musiciens il s’agit au juste, sauf à disposer d’informations précises sur les dates de leur résidence en ces clubs . Après le Zula Club, le Venus Club est l’exemple le plus significatif de cet état de fait. En juin 1968, Judith et Abubakar Ashakih [አቡበከር አሽኬ / Abubèkèr Asheké] ont ouvert un premier Venus Club uptown, à deux pas du vieux centre historique d’Addis, Piazza, puis un second en juin 1971, dit underground, dans le spacieux et chic sous-sol du cinéma Ambassador, downtown. Ces deux clubs avaient l’une des meilleures programmations musicales de la capitale .
Atout maître : Amha Eshèté entre en piste
Durant toute la haute période de production vinylique (1969-1974, même si la production ne s’éteignit complètement qu’en 1978), la figure de Girma Bèyènè est celle qui domine les séances d’enregistrement. Depuis la parution d’éthiopiques 8 (2000) qui rassemble les quatre seuls titres gravés sous son nom, les informations sur le personnel des séances d’enregistrement ont pu être avantageusement complétées. Il faut aujourd’hui créditer Girma Bèyènè comme arrangeur d’au moins 70 titres, alors que Mulatu Astatqé [cf. éthiopiques 4], considéré exagérément comme l’arrangeur majuscule, n’apparaît en tant que tel que sur une quarantaine de titres. Girma participe en outre à au moins 50 autres titres en tant que pianiste ou compositeur. Il ne fait aucun doute qu’il y en a davantage encore. Par-delà les statistiques, ce sont les différences de style qui sont importantes, quand bien même il est arrivé aux deux arrangeurs de collaborer. Girma l’autodidacte prolifique innove en modelant simplement la légèreté pop à l’image d’une Éthiopie en mutation, saisie par le démon funky et fèrendj – étranger. Son jeu est fortement influencé par la pop américaine, simple et efficace – de Be-Bop-A-Lula à Unchain My Heart – et se démarque avec jubilation des références abyssines. Innovation et provocation prennent parfois de fourbes sentiers.
Ainsi, depuis une dizaine d’années, Addis et quelques villes d’Éthiopie résonnaient de murmures électriques qui ne demandaient qu’à s’amplifier.
On retrouvera vite Girma et les piliers du second Ras Band dès qu’il s’agira de s’embarquer tête baissée dans la nouvelle aventure, géniale mais risquée, proposée par Amha Eshèté : créer un label de disques. Un pur défi hors-la-loi. Hors-la-loi parce qu’une à peine croyable loi impériale de juillet 1948 avait fait de l’importation et de la production de disques un monopole d’État ! Aucun hasard si, avec Alèmayèhu Eshèté, Girma Bèyènè et ses acolytes ont été les seuls à répondre à la proposition téméraire d’Amha – sans oublier le preneur de son Bèfèqadu Dibaba, lui aussi assez téméraire pour se risquer à enregistrer clandestinement dans un studio d’État. Être musicien n’est pas tout. Encore faut-il savoir à l’occasion payer de sa personne et se compromettre pour des causes décisives.
Avec l’irruption des disques vinyles à la fin des années 1960, la musique éthiopienne moderne passe la surmultipliée, alors même qu’elle n’avait jusque-là aucune existence discographique. Du jour au lendemain, la nouveauté proprement inouïe que représentaient ces galettes noires fit figure de révolution, une révolution passionnelle qui avait trouvé son porte-voix. Quasi-émeute devant la petite échoppe d’Amha sur Piazza. Circulation bloquée, énorme bousculade pour écouter et écouter encore ces deux incunables sonores qui passaient en boucle. Même ceux qui n’avaient pas de tourne-disque en voulaient. Les 2000 exemplaires du premier 45 tours de pop éthiopienne jamais publié en Ethiopie furent épuisés en à peine deux jours (cf. éthiopiques 9, tracks 21-22, Ya tara et Timarkyalèsh).
Tout est allé très vite ensuite. Amha Records publiera une centaine de 45 tours et une douzaine de 33 tours en six ans – jusqu’à la Révolution, jusqu’à son départ en exil forcé en 1975. C’est en grande partie grâce à son éblouissante production, presque intégralement reprise dans les éthiopiques (1-3-4-5-6-8-9-10-17-19-22-24-25), que la collection a pu rendre justice à la musique éthiopienne. “Il a manqué cinq ou six ans à l’Éthiopie et à ses musiciens, estime aujourd’hui Amha Eshèté, pour qu’une véritable révolution musicale s’accomplisse et donne sa pleine mesure.”
Girma Bèyènè aura une place de roi dans la production d’Amha, en particulier en compagnie d’Alèmayèhu au sein de l’Alèm-Girma band (cf. éthiopiques 22). Cette ascension irrésistible sera brutalement foudroyée par le coup d’État de 1974. Il faudra attendre 1981 pour que se présente une miraculeuse occasion d’échapper au paradis stalinien du dictateur Menguistou Haylè-Maryam. Une fois encore, c’est Amha Eshèté qui trouve la solution : il parvient, au prix d’une persévérance inimaginable, à faire venir le Walias Band aux USA – en fait dix musiciens dont six choisiront de prendre la tangente après quelques concerts américains.
Très rapidement, il paraîtra évident aux nouveaux exilés que la diaspora éthiopienne des USA est encore trop restreinte pour nourrir son homme de la musique à plein temps. S’ensuivra une vie plus ou moins chaotique faite de petits boulots qui laissent de moins en moins de place à la musique. Mais ce n’est pas toujours l’insuccès qui se met en travers d’une carrière artistique florissante. Les épreuves que réserve la chienne de vie peuvent suffire à faire disparaître de la scène publique n’importe quel créateur confirmé. C’est précisément l’infortune conjuguée de l’exil et plus encore la perte irréparable d’un être cher qui a conduit Girma Bèyènè hors du Swinging Addis et des espérances américaines, loin d’une popularité savourée deux bonnes décennies durant. Pour autant, par-delà un deuil irrémédiable, jamais Girma Bèyènè n’a renoncé à revenir en pleine lumière.
Le premier vrai retour de Girma dans son cher pays eut lieu à l’invitation du 7e Ethiopian Music(s) Festival d’Addis Abeba en mai 2008, tout entier conçu comme un hommage à Girma Bèyènè et aux saxophonistes exilés des années 1980 (Moges Habtè, Tilayé Gèbrè, Téwodros Meteku). Peu après, Girma s’est réinstallé définitivement à Addis, en toute discrétion. C’était sans compter avec le fervent following qu’il a conservé en Ethiopie, au moins parmi les plus influents musiciens de la scène contemporaine. Ils reconnaissent en lui un pionnier qui a largement contribué à instiller dans la musique éthiopienne la modernité qu’on lui reconnaît aujourd’hui. C’était aussi sans compter avec le non moins fervent fan club qui s’est constitué anarchiquement autour des planètes World et Jazz, suite à la publication des éthiopiques, et au premier rang duquel figure Akalé Wubé.
Qui n’a jamais vu Akalé Wubé en concert ne sait pas de quel groove on parle. Pas de démonstration outrancière ni de pose m’as-tu-vu, que du groove et du bon, épuré ou lyrique, celui qui démange les gambettes et réjouit les synapses. Et déjà trois CDs au compteur, trois galettes de pure dévotion, sans religiosité, résolument inventives . Zéro reprise à la mode copier-coller, que de l’éthio-groove revisité librement et avec ferveur, le meilleur moyen de rendre hommage – de rendre vie – à une musique et à un musicien trop oubliés jusque-là. Trop effacés. Et ce sont justement ces gaillards-là qui écoutent, reconnaissent, reprennent, transfigurent et invitent modestement Girma Bèyènè. Et Girma dit Banco !
Girma Bèyènè featuring Akalé Wubé, ou l’inverse, c’est du lourd-léger comme on dit chez les boxeurs.
En cherchant bien, on peut encore trouver à Addis de vieilles bandes de Girma qui ont immortalisé les standards de Neil Sedaka (You mean everything to me ou Oh Carol), Sam Cooke (Having a Party adapté en ብማሽቃንን፡ብ። Bemashqanen bitcha), Lee Dorsey (Ya Ya), Curtis Mayfield / Major Lance (Hey Little Girl)… On retrouve l’entrain innocent voire simpliste de ces mélodies dans la plupart des compositions de Girma rassemblées dans ces éthiopiques. Qu’on ne s’y trompe pas : ces rengaines étaient alors considérées comme subversives, comme une musique de sauvages et d’illettrés – en France, on qualifiait rageusement leurs adorateurs de Yéyé… Et de toute façon, il n’était nullement question pour Girma Bèyènè et Akalé Wubé de lorgner vers un revival propret et nostalgique, mais bien plutôt de donner à entendre tous les possibles que recèle la musique éthiopienne.
Nous y voilà.