Erick Cosaque

Cosaque 78
Sortie le 5 mars 2021
Label: Heavenly Sweetness
Une voix forte, âpre, charnue, avec le timbre caractéristique des formes créoles de musique conviviale de plein air. Erick Cosaque a la voix faite pour passer par-dessus les deux tambours boula et le tambour makè qui sont en général associés, avec quelques percussions légères, dans le gwo ka de la Guadeloupe. Kout’ tanbou informel à un coin de rue, veillée traditionnelle chez un particulier, léwoz sonorisé dans une salle associative, c’est une voix à la fois chaleureuse et impérieuse que les Antillais des îles et de métropole ont aussi appris à connaître par le disque, la radio et la télévision, en plus de quarante-cinq ans d’activité professionnelle – une vingtaine d’albums personnels, une quarantaine de participations et collaborations avec des artistes de toutes les esthétiques et de toutes les générations de la musique caribéenne.
Une voix forte, âpre, charnue, avec le timbre caractéristique des formes créoles de musique conviviale de plein air. Erick Cosaque a la voix faite pour passer par-dessus les deux tambours boula et le tambour makè qui sont en général associés, avec quelques percussions légères, dans le gwo ka de la Guadeloupe. Kout’ tanbou informel à un coin de rue, veillée traditionnelle chez un particulier, léwoz sonorisé dans une salle associative, c’est une voix à la fois chaleureuse et impérieuse que les Antillais des îles et de métropole ont aussi appris à connaître par le disque, la radio et la télévision, en plus de quarante-cinq ans d’activité professionnelle – une vingtaine d’albums personnels, une quarantaine de participations et collaborations avec des artistes de toutes les esthétiques et de toutes les générations de la musique caribéenne.

Erick Cosaque compte parmi les figures centrales du gwo ka, tout en parvenant à n’appartenir à aucun dispositif institutionnel – ni label, ni fédération, ni subvention. Il est une des voix les plus fortes de cette musique depuis l’aube des années 70 mais, également, il en restaure l’esprit rebelle et spontanéiste dans une pratique d’artiste qui s’étend de l’âge du vinyle à l’ère numérique.

Car Erick Cosaque ressemble au gwo ka, musique à la fois simplissime dans ses constituants et complexe dans son histoire et ses ressorts sociaux – un entrelacs de combats, de plaisirs, de mémoires, d’élans.

Il semble que le gwo ka ait pris le nom d’une de ses matières premières : un tonneau de salaison appelé gros quart, laissé à des esclaves ou à des Noirs libres pour en faire des tambours avec des peaux de cabris – le moins noble mammifère, mi-domestique, mi-sauvage. La Guadeloupe, colonie successivement aux mains de compagnies privées ou de représentants de Sa Majesté le Roi, ne laisse pas la possibilité aux esclaves de couper des arbres pour en faire des tambours – le tambour de « bois fouillé » que la langue populaire de l’île imagine plus qu’elle ne le connaît.

Sur la peau des tambours circulent quelques souvenirs des Afriques d’où viennent les esclaves déportés aux Antilles françaises, mais surtout les réalités nouvelles de ces terres en créolisation – maelström d’héritages africains variés, lambeaux de rythmes européens appris des fanfares militaires ou des fêtes des maîtres, mais surtout rythmes de travail. Car le tambour accompagne la coupe de la canne à sucre, le travail du manioc, le damage des routes, le charroi de ballots par de longues chaînes humaines, mais aussi le « coup de main » collectif des communautés les plus pauvres… Il s’entend aussi dans les quelques rébellions d’esclaves et dans les combats désespérés des Noirs de 1802 contre le rétablissement de l’esclavage décidé par Napoléon Bonaparte.

Le tambour est donc tour à tour résistance, survie, collaboration avec le crime esclavagiste. Après l’abolition définitive de l’esclavage, en 1848, il s’enrichit encore d’apports indiens, de réactivations africaines ou d’éléments venus d’autres terres créoles, selon les courants de main d’œuvre « engagée ». Évoluant parfois en totale autarcie dans des villages à l’écart des grands courants économiques et parfois dans le vacarme bigarré des ports et des industries coloniales, le gwo ka de la Guadeloupe se constitue peu à peu en genre autonome lorsque clarinettes, flûtes, accordéons, pianos et guitares sont assez nombreux dans les classes populaires pour que la biguine et sa parentèle de mazurka, de quadrille et de valse se parent de respectabilité.

Le gwo ka, lui, reste enfermé dans un cycle d’exclusion et de stigmatisation. Son africanité, autant reprochée qu’elle est parfois revendiquée, son statut particulier de vestige culturel d’« avant » (c’est-à-dire de l’esclavage), son impossibilité à entrer dans les salons comme dans les salles des mairies, son absence alléguée de tout solfège, son indécrottable caractère populaire, sa présence dans les débordements du carnaval comme dans les accès d’agitation sociale, son refus obstiné de la langue française : tout milite à isoler le gwo ka dans une vision excluante – du point de vue de la race comme du point de vue de la classe sociale et même du point de vue de la géographie de la Guadeloupe.

Cette musique, avec ses sept rythmes plus ou moins fixés (toumblak, graj, woulé, kaladja, menndé, léwoz, padjanbèl), est la musique de la Guadeloupe des gens de peu. Dans son enfance, Erick Cosaque connaîtra un gwo ka non pas interdit (les autorités n’estiment pas nécessaire de s’abaisser jusque là) mais partout censuré. Censure dans l’espace public, censuré sur les ondes audiovisuelles, censuré à l’intérieur des familles, censuré même par une folklorisation qui prétend l’enfermer dans des formes lisses et soigneusement distinctes de la réalité sociale de l’île.

S’il peut vivre cette musique avec passion dès son plus jeune âge, c’est que le père d’Erick Cosaque appartient au monde du gwo ka. Celui-ci est docker sur le port de Pointe-à-Pitre, illustrant la particularité administrative du département : il est né dans la morne préfecture, Basse-Terre, mais a trouvé du travail dans la capitale économique de la Guadeloupe. Erick Cosaque naît en 1952 face à la place au Charbon du boulevard Armand-Hanne, emplacement sur lequel sera construit plus tard le Centre des arts et de la culture. Sa mère n’a pas de sympathie particulière pour les musiques traditionnelles et notamment pour le gwo ka dont, comme une grande partie de ses compatriotes, elle considère que ses enfants doivent se tenir à l’écart.

Mais, dès l’âge de cinq ans, le petit garçon part régulièrement avec son père dans les fêtes communales qui rythment le calendrier dès la fin du Carême. Pendant que son père joue aux dés avec ses amis, il reste planté des heures devant les groupes de gwo ka qui, sur le podium ou au bord d’une place, pratiquent une musique d’une complexité qui ne tient pas seulement à la sophistication de chacun des rythmes traditionnels, mais aussi aux particularismes locaux. La musique du terroir agraire de Morne-à-l’Eau n’est pas la même qu’à Pointe-Noire sur la Côte-sous-le-vent, le tambour ne résonne pas de la même manière chez les pêcheurs de Sainte-Anne ou dans l’en-ville pentu de Basse-Terre…

À Pointe-à-Pitre converge toute la Guadeloupe et le jeune homme est au carrefour de toutes les manières de jouer, de chanter et de danser le gwo ka, au cœur d’une formidable machine à confronter et agréger. Alfred Labasse, une des personnalités majeures du gwo ka pointois, habite aussi dans les parages de la place au Charbon et le coup de tambour se fait souvent devant chez lui. On y voit souvent son ami, le tambouyè Vélo, qui n’est pas encore une icône nationale pour la Guadeloupe mais bénéficie déjà d’un statut de primus inter pares dans le gow ka.

Les circonstances de la vie d’Erick Cosaque guident en partie sa découverte de la musique guadeloupéenne. Quand sa famille déménage à Capesterre, à une trentaine de kilomètres de Pointe-à-Pitre, d’où est originaire sa mère, le jeune Erick découvre une terre d’élection du tambour congo, du « gros tambour », des nèg gwo siwo du carnaval – un patrimoine qui privilégie la voix collective, la rythmique épaisse et tellurique.

À quatorze ans, lorsqu’il va prêter la main à la coupe de la canne à Jabrun, « section » de la commune de Baie-Mahault, au nord de la Basse-Terre, il rencontre Guy Conquête, qui est alors au cœur de la révolution d’un nouveau gwo ka. Né en 1950 et fils de « Man » Soso, attacheuse de canne mais surtout voix respectée et grande danseuse de gwo ka, celui-ci a grandi dans une société rurale enfermée dans les vestiges de l’économie d’habitation, tout entière tournée vers la canne à sucre et ses vieilles sociabilités.

Après son service militaire en Martinique, Guy Conquête pose la revendication politique et identitaire au cœur de sa pratique musicale. De même que les luttes des Noirs américains sont portées par le jazz ou la soul, il lance à l’assaut son 45 tours La Gwadloup malad, qui résonne avec force dans une île où les émeutes de 1967 ont fait des dizaines de morts (jusqu’à aujourd’hui, le bilan est incertain).

À Jabrun, le jeune Erick Cosaque joint sa voix à la sienne. Mais il ne sera pas seulement un répondè sporadique. Son parcours d’enfant et d’adolescent passe dès l’âge de onze ans par les trois groupes folkloriques les plus en vue de la Guadeloupe : la Briscante de Mme Adeline, Caribana de Hilaire Francisque, Gwadafrica avec Antoine Sopta... Percussions, tambour, danse et surtout chant : il sait très vite tout faire dans ces groupes à l’existence et à la pratique foncièrement ambiguës. Car le folklore que l’on montre aux touristes ou que l’on exhibe en marge des visites d’autorités politiques se tient sur la ligne de crête entre la respectabilité officielle et la perpétuation de pratiques réprouvées par la « bonne » société. Sous les tuniques en tissu madras et dans les chorégraphies disciplinées des groupes folkloriques, on retrouve les jeunes gens qui inquiètent les Renseignements généraux et incommodent les commerçants par leur vacarme du samedi en lisière du centre-ville de Pointe-à-Pitre. Ces groupes sont, certes, les conservatoires de la musique traditionnelle de la Guadeloupe, mais aussi les creusets d’un nationalisme qui va trouver là son projet paradoxalement le plus réaliste avec la renaissance du gwo ka : donner une dignité à la mizik a vié nèg – littéralement, « musique des vieux nègres, des nègres laids ».

En 1969, Erick Cosaque rejoint sa sœur aînée en France grâce au Bumidom, le Bureau d’immigration des départements d’outre-mer, qui paye la traversée et fournit des emplois aux jeunes Antillais et Réunionnais, massivement embauchés aux PTT ou dans les hôpitaux. Il doit retourner en Guadeloupe pour son service militaire, travaille un peu à la poste de Pointe-à-Pitre puis rentre définitivement en France en 1973.

Sa carrière, pour importante qu’elle soit auprès du public guadeloupéen, sera tout entière métropolitaine. Car la « troisième île » est aussi peuplée que la Guadeloupe ou la Martinique, avec de fortes concentrations antillaises qui permettent de constituer un circuit économique parallèle, à seule destination des « domiens ». Les cités de béton de Garges et Sarcelles avec leurs sommaires salles polyvalentes ou le sud de Paris avec la salle des fêtes de la mairie du XIVe arrondissement permettent à des musiciens antillais de gagner leur vie plus sûrement que dans leur pays natal.

La filière parisienne a assuré, depuis les années 30, la prospérité d’Alexandre Stellio, Ernest Léardée, Sam Castendet ou Moune de Rivel, entre les cabarets fréquentés par l’élite intellectuelle de la rive gauche et les « bals nègres » (grâce à Robert Desnos, cette appellation deviendra celle du Bal Blomet, dans le XVe arrondissement) des ouvriers et étudiants des Amériques et d’Afrique. Comme le calypsonian Lord Kitchener installé à Londres plutôt que dans son Trinidad natal, ils procèdent à une curieuse émigration qui doit, par nécessité, être fidèle aux racines de leur public.

Erick Cosaque entreprend de mener une vie de musicien professionnel en France, mais en épousant le réveil des musiques jadis méprisées par tout ce que son île compte d’autorités et d’arbitres des élégances. Il crée d’abord Négro Ka, groupe dont il reconnaît volontiers qu’il manque encore de sérieux. Il ne s’agit pas de donner un coup de tambour à peu près régulièrement comme le samedi à Pointe-à-Pitre (où la place à Charbon est en train de disparaître sous les travaux de modernisation entrepris par le maire communiste Henri Bangou) ou dans un large couloir de la station de métro Strasbourg-Saint-Denis à Paris.

Il rassemble les Voltages 8 : huit musiciens traditionnels, avec lesquels il enregistre en 1972 l’album Spécial Groska. Le 33 tours est diffusé chez les quelques disquaires antillais de métropole et part au pays. Les Voltages 8 animent les fêtes des associations « originaires » et se produisent en ouverture des bals, avant les orchestres qui mêlent la vieille biguine et les récentes innovations populaires venues d’Haïti ou de la Dominique.

En 1977, le groupe Cadence Gilles enregistre l’album Cosaque 1978 qui entreprend de mêler gwo ka, kadans rampa, kompa et biguine en associant guitare électrique et saxophone aux tambours traditionnels. Mais ce groupe n’a pas d’activité scénique, malgré le succès de plusieurs titres aux Antilles.

Avec l’enregistrement de l’album Chirey on manniè... ha ! ha! toultan jis jou en 1978, l’envie de confronter le gwo ka au renouvellement perpétuel des musiques populaires amène à la création du groupe X7 Nouvelles Dimensions – la lettre X représentant l’inconnu et le chiffre 7, les sept rythmes du gwo ka. Ce projet n’est pas semblable aux entreprises de « gwo ka moderne » proclamées çà et là : Erick Cosaque ne souhaite pas introduire dans les salons un peu de la musique du peuple des faubourgs et des communes. Au contraire, il souhaite que tous les Guadeloupéens profitent de ce que John Coltrane ou Marvin Gaye inventent, en semant son gwo ka d’échappées de saxophone ou de clavier.

Son indépendance d’artiste procède du même propos : il ne veut pas de producteur dont l’investissement financier interfèrerait dans ses choix musicaux et dans la radicalité de son propos. Avec les labels guadeloupéens ou les marques françaises de world music, il n’accepte que des contrats de distribution négociés pour chaque album.

Autrement, de la location du studio d’enregistrement au choix de l’imprimeur de la pochette, Erick Cosaque contrôle tout. Son épopée sera donc aussi celle d’un artisan inventif et combatif, affrontant la réalité d’un pays traversé par un océan et huit heures de vol. Même si la plupart de ses textes s’adressent à son pays natal, il n’enregistrera qu’un seul album en Guadeloupe, Rasin péyi, en 1991.

« J’aime m’échapper », dit-il volontiers pour expliquer qu’il soit aussi imprévisible et aussi fidèle à sa ligne de conduite. Jazz, soul, kadans rampa, zouk, rap viennent successivement tangenter son gwo ka. Et ce dernier exprime toujours la même urgence : la Guadeloupe doit se réveiller pour retrouver force, orgueil et vaillance.

L’homme lui-même est d’une trempe peu commune, reprenant le chemin des studios en 1992 au sortir de neuf mois d’hôpital, consécutifs à un accident sur les dangereuses routes de la Guadeloupe. Certainement plus preacher qu’entertainer, pour reprendre des catégories chères à la critique américaine, il n’a jamais oublié ses jubilations d’enfant devant le tambouyè pendant une fête communale ou sous le soleil pointois. Ce n’est donc pas un hasard si, comme tous les grands auteurs de standards sous toutes les latitudes, Erick Cosaque laisse au bagage musical collectif de son pays des chansons dont chacun croit qu’ils datent d’une nuit des temps anonyme… Et que Tabou Combo, en 1983, ait repris son titre Yien ki sa, comme une marque d’appartenance à une civilisation créole beaucoup plus vaste que le particularisme d’un genre propre à une seule île.

Et, en explorant l’œuvre très personnelle de ce chanteur, auteur, compositeur et percussionniste, c’est justement un univers que l’on aborde. L’univers pluriel, diffracté et incroyablement cohérent de la créolité.

Bertrand Dicale

(auteur de Ni noires, ni blanches – Histoire des musiques créoles)