Débora Russ

Tangos Pendientes
Sortie le 7 Février 2012
Label : Accords Croisés
DES TANGOS EN SUSPENS

Qui a dit qu’il fallait naître à Buenos Aires pour s’illustrer dans le tango ? Débora Russ vient de Cordoba, comme quelques grands musiciens (les bandonéonistes Ciriaco Ortiz, Homero Manzi, ou Ruben Juarez pour ne citer qu’eux). Qui a dit qu’il fallait avoir tété le tango au biberon pour en faire son métier ? Débora Russ n’est pas née dans une famille de musiciens, et son enfance est davantage bercée par les chansons espagnoles qui entretenaient la nostalgie de son grand-père. Enfant, Débora a pris des cours de danse flamenco et deviendra même professeur diplômée, mais à l’entendre, nous ne sommes pas si éloignés du tango : « En écoutant Anibal Troilo, un génie du bandonéon, j’ai toujours trouvé quelque chose d’andalou dans sa musique. Bien avant de savoir qu’en effet, c’était un grand connaisseur du flamenco », dit la chanteuse.
DES TANGOS EN SUSPENS

Qui a dit qu’il fallait naître à Buenos Aires pour s’illustrer dans le tango ? Débora Russ vient de Cordoba, comme quelques grands musiciens (les bandonéonistes Ciriaco Ortiz, Homero Manzi, ou Ruben Juarez pour ne citer qu’eux). Qui a dit qu’il fallait avoir tété le tango au biberon pour en faire son métier ? Débora Russ n’est pas née dans une famille de musiciens, et son enfance est davantage bercée par les chansons espagnoles qui entretenaient la nostalgie de son grand-père. Enfant, Débora a pris des cours de danse flamenco et deviendra même professeur diplômée, mais à l’entendre, nous ne sommes pas si éloignés du tango : « En écoutant Anibal Troilo, un génie du bandonéon, j’ai toujours trouvé quelque chose d’andalou dans sa musique. Bien avant de savoir qu’en effet, c’était un grand connaisseur du flamenco », dit la chanteuse.

Le tango viendra plus tard dans sa vie, mais le chant est déjà présent. Vers 12 ans, une suite de hasards la mène à un concours qu’organise la télévision régionale de Cordoba. Elle remporte la finale. Adolescente, elle sait qu’elle veut chanter, même si elle entame des études d’orthophoniste. De passage dans sa ville, le bandonéoniste Osvaldo Piro l’entend chanter et lui conseille d’aller à Buenos Aires. Ce qu’elle ne tarde pas à faire : munie d’une recommandation, elle est programmée dans un cabaret du quartier San Telmo dont, avec le recul, elle garde un souvenir mitigé. « C’était un endroit de « tango for export », comme nous disons, destiné à un public de touristes.

Son apprentissage, elle le vit davantage à travers son amitié avec le pianiste Atilio Stampone, qui l’a repérée et invitée à chanter dans l’orchestre qu’il dirige. « J’allais souvent le voir au siège de la Sadaic, la Sacem argentine, dont il était le président, se souvient Débora Russ. J’ai passé de longues après-midi à parler avec lui, et avec d’autres personnalités telles que Acho Manzi, parolier comme son père, le grand Homero Manzi, ou la chanteuse Maria Elena Walsh. » Des professeurs de rêve pour parfaire la culture tanguera d’une jeune fille qui tente de se faire un nom dans le milieu musical très sélectif de la capitale.

En 2001, après avoir multiplié les expériences, Débora Russ est engagée dans un ensemble en partance pour la France. C’est sa première visite professionnelle à l’étranger. La troupe, où figurent trois couples de danseurs, est chargée d’animer la saison d’été du casino de Cavalaire-sur-Mer, dans le Var. Le spectacle, baptisé Tango Frisson, ne s’adresse pas à un public de connaisseurs, mais le lieu ne manque pas de charme. L’été fini, les vacanciers s’en vont et les artistes prennent le chemin du retour.

Mais pas Débora qui, avec une autre musicienne du groupe, décide de rester un temps à Paris, juste pour tester la température de la capitale. Où son talent la fait vite remarquer. Elle arrive certes à un moment propice : « L’engouement pour la danse, avec la multitude de cours de tango et de milongas (bals), est une aubaine pour les musiciens, » explique Débora, « même si le chanteur n’est pas prépondérant dans ce contexte. » Elle s’intègre progressivement au riche milieu tanguero parisien. Le guitariste et compositeur Gustavo Gancedo est le premier à miser sur elle : avec son groupe, elle parcourt l’Europe des festivals et enregistre avec son quartet le CD Aqui y ahora, en 2004. Elle chante ensuite au sein du Quatuor Caliente, avec lequel elle enregistre un disque, et devient la chanteuse de l’orchestre féminin Les Fleurs Noires, qui crée la sensation dès son apparition en 2005.

En 2007, après une collaboration avec la plasticienne Sophie Calle, il est temps pour elle de mettre sur pied sa propre formation, le Débora Russ Ensemble, dont elle confie la direction musicale au contrebassiste Mauricio Angarita. Elle y donne libre cours à son goût pour un tango contemporain, ouvert aux influences du jazz, dans le sillage d’Astor Piazzolla, dont elle est une interprète privilégiée. Dans le disque Andares (2009), elle introduit pour la première fois ses propres chansons.

En 2012, son nouveau défi porte le titre de Tangos pendientes : tangos en suspens, en attente. Elle est accompagnée de Victor Villena au bandonéon, Alejandro Schwartz à la guitare et Mauricio Angarita à la contrebasse. Pour ce disque, Débora Russ s’éloigne de la création contemporaine pour revisiter quelques classiques, pas forcément très connus. « J’ai formé le répertoire en demandant à mon entourage quels tangos ils aiment, ou ils aimeraient, m’entendre chanter », dit-elle. Une sélection puisée dans un répertoire d’une immense richesse. « Il n’y a pas de sujet qui n’ait été chanté dans le tango », ajoute Débora Russ. « Tour à tour descriptif ou philosophique, il exprime la tristesse, la joie, l’amour dans toutes ses facettes et ses mystères, les mouvements sociaux, la politique, les passions populaires comme le football ou les courses de chevaux, et même le sacré ou le mystique. »

Des treize “tangos en suspens” choisis se dégage une tonalité sombre et pessimiste. La chanteuse nuance : « J’essaie de m’éloigner des clichés de l’amour torturé. Il y a beaucoup de masochisme dans le tango. Des choses écrites par et pour des hommes, et qui sont loin de ma sensibilité. Si je ne les ressens pas, je ne saurais pas les chanter. » Débora insiste sur la primauté du texte, de la poésie, et se définit comme « un instrument au service d’émotions écrites par d’autres. Mon rôle est de les transmettre. » Tangos en attente en effet, et qui semblent avoir trouvé en Débora Russ l’interprète attentive et passionnée qu’ils attendaient.

L’EMPREINTE DES AUTRES

Autour du Tango par Débora Russ

Loin de toute prétention érudite ou de volonté d’hommage, cette sélection de tangos se veut une dédicace. Tangos pendientes est une poignée de poésies choisies dans une interminable liste d’attente. Chacun de ces tangos résonne en moi avec sa voix propre. Elle a la voix de mes proches, de membres de ma famille, d’amis, des gens connus et inconnus dont le passage a laissé en moi une empreinte. De tous ceux à qui j’ai, un jour, demandé quel était leur tango préféré. A toutes ces voix, voix avec visages et d’autres sans, voix de ceux qui sont là ou de ceux qui nous ont quitté, je dédie simplement « leurs chansons »... ces « Tangos pendientes ».

A travers des images simples et des vers touchants, Alfredo Le Pera décrit des Golondrinas (hirondelles) rêveuses et ivres d’émotion. Puis le parolier attitré de Carlos Gardel plonge dans la profonde amertume d’un amour qui ne revient pas avec Soledad. Les deux chansons furent écrites par le tandem en 1934, un an avant que tous deux en trouvent une mort tragique dans l’incendie de leur avion, sur l’aéroport de Medellin (Colombie).

Manuel Romero, prolifique cinéaste, auteur de pièces de théâtre et de tangos qui perdurent, nous offre La Canción de Buenos Aires pour nous rappeler que même loin de chez soi, sous un autre ciel, le tango nous guide et nous attend. Sa créatrice fut Azucena Maizani, référence du tango féminin, qui en composa la musique en 1932, de retour d’une triomphale tournée en Europe. Carlos Gardel, qui s’était lié d’amitié avec Romero à Paris, l’enregistra à son tour peu après.

De la main de Oscar Rubens arrivent des amours chargés de romantisme, parfois contradictoires mais sans complexité, qui se renforcent et se blindent dans Rebeldia, mis en musique par le pianiste Roberto Nievas Blanco. De son vrai nom Oscar Rubinstein, l’auteur était le fils d’un cordonnier qui avait fui l’Ukraine et ses pogroms au début du XXe siècle.

Sur une musique d’Anibal Troilo, légende du bandonéon, Garras (Griffes) est une confession sombre et douloureuse de José Maria Contursi, digne héritier de son père Pascual Contursi, considéré comme le premier poète à écrire pour le tango, vers 1915, quand le genre était uniquement instrumental.

De Troilo est aussi la partition de Sur, où Homero Manzi, grand innovateur de la poésie tanguera, égrène ses souvenirs, son vécu, dans une évocation du quartier qui a changé, du temps passé et des amours qui ne reviendront pas. Comme cette passion, négligée dans un moment de folie et de douleur, qu’évoque Manzi dans son tango Fruta amarga (Fruit amer). Toujours du grand Homero, Tu palida voz (Ta voix frêle) n’est pas à proprement parler un tango mais une valse, composée par Charlo, qui fut aussi le seul chanteur qu’on osa comparer à Gardel. L’amour y est maltraité, peut-être par orgueil ou couardise, et l’être aimé finit par se perdre irrémédiablement.

Enrique Santos Discepolo a montré dans son œuvre pessimisme et désespoir, c’est le plus “philosophe” des paroliers du tango. Son art expressionniste, idéaliste et élégiaque, invoque Dieu dans la plupart de ses textes. “Je sens que ma foi chancelle, que les mauvaises gens vivent, ô Dieu ! mieux que moi » confesse-t-il dans le très noir Tormenta (Orage), dont il est aussi le compositeur.

Jacinto Chiclana et El Titere sont deux milongas écrites par Jorge Luis Borges et mises en musique par Astor Piazzolla. Paradoxe : l’auteur de “Fictions” avait souvent proclamé son aversion pour le tango, trop populaire à son goût. Mais il n’en reste pas moins fasciné par l’épopée du courage et la mythologie du couteau. Pour ses héros, la mort est à portée de main, au tournant de la rue, dans un Buenos Aires tragique.

De ce même Buenos Aires, Eladia Blazquez nous fait cadeau d’un tango chanson avec un langage rénové puisqu’elle écrit dans les années 70, à une époque où le tango est en décadence. Que Buenos Aires tenga voz et Siempre se vuelve a Buenos Aires font partie d’un tango nuevo qui revitalisa le genre. Ici le romantisme, l’amour, le quotidien définissent la relation du Porteño (un habitant du Buenos Aires) avec cette métropole dévorante, sur un ton affectueux mais aussi critique. La cité le fascine, le passionne, son rythme chaotique le détruit et le façonne à la fois, ville et habitant se fondent pour ne plus faire qu’un.