Chêne Noir

Orphée 2000
Sortie le 20 juin 2020
Label: Heavenly Sweetness
C’est sur les cendres encore fumantes de mai 68 qu’est né le théâtre du Chêne noir, une compagnie non pas de théâtre, ni de musique, mais plutôt une incertaine idée du spectacle total.  A l’image de son fondateur Gérard Gelas, tout à la fois musicien et écrivain, érudit et autodidacte, il s’agit avant tout de catalyser les vibrations d’une époque où à l’impossible il faut se tenir. Utopistes debout, le monde est alors à vous.
C’est sur les cendres encore fumantes de mai 68 qu’est né le théâtre du Chêne noir, une compagnie non pas de théâtre, ni de musique, mais plutôt une incertaine idée du spectacle total.  A l’image de son fondateur Gérard Gelas, tout à la fois musicien et écrivain, érudit et autodidacte, il s’agit avant tout de catalyser les vibrations d’une époque où à l’impossible il faut se tenir. Utopistes debout, le monde est alors à vous.

C’est de ceux-là dont parlent les créations originales du Chêne noir, qui embrassent avec audace toutes les énergies, rock hors norme et jazz ésotérique, évocations de l’Orient comme échos des canons religieux, chansons sans refrain et instrumentaux sans solo… En clair, l’enjeu plus qu’une partition proprement écrite, et joliment jouée, est de libérer le potentiel de tout un chacun dans un même élan collectif. A la clef, une métaphysique du son, et sans doute de la création, qui repose sur un réel sens commun de de l’improvisation, de celle qui vous situe hors de toute zone de confort, du genre hors limite.

Les histoires de sempiternelles chapelles, ces sacro-saint sanctuaires où la musique en devient trop vite réduite à être interprétée par des techniciens de surface, ce n’est pas l’affaire de cette troupe d’échevelés chevelus et d’ingénues égéries, bardes et barbus de tout poil. Même le jazz, dans sa dimension la plus expérimentale, dans son assertion la plus contemporaine, ne saurait définir ce qui se trame dans la poignée de faces enregistrées en mode autoproduction par ces adeptes de l’autogestion. Tout comme il serait vain de réduire cette expérience sensorielle, une performance en tout point non performative, à une lecture banalement temporelle. Dans ce disque que vous tenez entre les mains, la musique puise dans les tréfonds des origines, le texte s’inspire d’un mythe vieux de millénaires, tout s’accorde dans l’instant présent, pour exorciser l’avenir. Hier, aujourd’hui, demain, peu importe les temps pourvu qu’on sache les conjuguer au pluriel des suggestifs.
Remontons à la genèse de cette histoire avec la création du Théâtre du Chêne Noir

Ce théâtre est né dans le bruit et la fureur. J’étais musicien, contrebassiste de jazz et féru de Jean Vilar. Je composais de petits poèmes mis en scène. C’est comme ça que j’ai créé ma première troupe où il y avait notamment Daniel Dublet, Gilbert Gay, Bernadette Marini, Daniel Auteuil et Mama Béa. Notre théâtre était alors logé dans les caves de la chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, sur l’autre rive du Rhône. Nous devions monter la première pièce que je venais d’écrire, La Paillasse aux seins nus, lorsqu’est arrivé mai 68. En tant que leader des organisations étudiantes sur Avignon, je faisais partie du mouvement du 22 mars de Daniel Cohn-Bendit. J’étais très actif et c’est l’une des raisons sans doute qui explique que la pièce ait été interdite, aux motifs de troubles à l’ordre public et atteinte à la personne du chef de l’Etat, en l’occurrence le général De Gaulle. J’ai même été arrêté. Cela a mis le feu, et tout Paris est descendu au début de l’été pensant que la révolution repartirait depuis Avignon. Les anarchistes dont j’étais très proche et plus généralement l’extrême gauche ont organisé un grand ramdam qui a eu pour effet d’interrompre le Festival d’Avignon. Et c’est ainsi qu’est né Le Chêne Noir, le 18 juillet 1968, par une pièce que l’on n’a pas vue : La Paillasse aux seins nus.

Pourquoi ce nom, Chêne Noir ?

Parce que j’habitais dans un quartier des Angles qui s’appelait Le Chêne vert, et puis l’arbre, les racines et le ciel, c’était un beau symbole. Le noir, c’était en référence à l’anarchie mais aussi à Antonin Artaud, qui m’a beaucoup influencé : il évoque souvent les forces « noires » du théâtre.

Votre premier disque est d’ailleurs publié en 1971 chez Futura, le label de Gérard Terronès, éminent producteur indépendant lié au mouvement libertaire…

Nous avions déjà sorti un 45-tours Miss Madonna enregistré par Edmond Maby grand musicologue et journaliste avignonnais, mais Terronès est le premier qui se soit intéressé à notre musique. C’était un travail collectif, chacun apportant sa participation. Moi, je composais les lignes mélodiques sans savoir lire une partition. Nous étions de parfaits autodidactes mais très volontaires. Nous mettions toute notre énergie dans cette passion. Nous étions très actifs dans « le réseau Zéro » inventé par Michel Grèze, c’était un ensemble de salles sans un rond qui promouvait la nouvelle musique dans un grand esprit de liberté, principalement dans le Sud-Ouest. Au cours des premières années, tout l’argent qu’on gagnait on le réinvestissait dans le son. Nous avions tout le matériel pour nous produire. Une sacrée sono et des consoles expérimentales où il fallait être huit pour transporter chacune !

Votre théâtre était très musical…

Nous étions en fait entre les deux. Nous avons été labellisés « musique » lorsque Jean-François Bizot, chez qui je dormais lorsque je venais à Paris dans les années 1970, a associé notre nom à l’underground musical français dans un épais volume qu’il a publié peu de temps avant sa mort, le 8 septembre 2007. Dès lors, nos disques originaux ont pris de la valeur, comme au Japon. Cela a généré du commerce, des sommes folles dont nous n’avons d’ailleurs jamais touché un centime. C’est pourquoi il est très bien de les ressortir à un juste prix. Au départ, dans la troupe, nous étions tous musiciens. Il s’agissait de mettre en musique mes textes, conçus comme des oratorios et non des chansons, un peu à la façon de ce que faisait Léo Ferré, qui deviendra un très grand ami, me donnant certaines de ses musiques et jouant souvent dans notre théâtre, sans nécessité de contrat. Dans cette chapelle du douzième siècle, qui était encore nue – nous l’avons depuis aménagée –, tout ce que le jazz comptait, notamment américain, venait y jouer. Clifford Thornthon, le trompettiste proche des Black Panthers, comme François Tusques, un des grands visionnaires de cette époque, pouvaient vivre des mois au Chêne. Les gars de Magma étaient aussi chez eux. Nous n’avions pas ou peu d’amis dans le théâtre, hormis Roger Blin et Ariane Mouchkine, beaucoup dans la musique. Dans ces années-là, nous avons partagé les scènes avec Magma, CAN, Gong.

Vous avez vite eu un grand écho…

La seconde pièce a été un énorme succès, ce qui fait qu’avec Le Chêne Noir nous nous sommes retrouvés dans la vitrine de la mode. Des pleines pages dans les journaux, dont Libération et Le Monde, sans attaché de presse. Ariane Mnouchkine m’a invité à Paris et m’a prêté la Cartoucherie de Vincennes pour notre deuxième spectacle, Aurora, que nous avons enregistré et que Futura a diffusé. Très vite, nous avons eu des tournées à travers l’Europe, et tout s’est enchaîné.

Ces disques étaient les témoins sonores de vos pièces. Etaient-ce aussi des succès de vente ?

Nos disques, c’était la musique pour les spectacles et nous l’interprétions en direct. Pour cela on pouvait répéter des mois et des mois. La troupe n’a guère évolué pendant une dizaine d’années, jusqu’à l’oratorio qui a suivi Orphée 2000. Nous étions en autoproduction, avec la diffusion d’Harmonia Mundi. Nous avons dû presser quelque chose comme 3 ou 5 000 exemplaires, qui s’arrachaient. A l’époque, Le Chêne Noir était très en vue. Ces histoires de mode, j’ai compris ce que ça voulait dire lorsque cela s’est arrêté au cours des années 1980. Cette décennie signe la fin des utopies que portaient notre génération, celle-là même qui nous portait. Je me souviens qu’un jour le maire d’Avignon a voulu faire fermer la salle. Je me suis enfermé dedans en attendant la police, et j’ai dit aux autres de faire passer la nouvelle. Deux, trois heures après, 1500 personnes étaient là en soutien, spontanément. Ça paraît invraisemblable aujourd’hui ! Il ne fallait pas toucher au Chêne Noir.

Votre musique vous échappait, vous étiez un symbole…

Oui, on n’en avait pas conscience sur le moment. C’est avec l’arrivée de l’ultralibéralisme, l’individualisme, l’indifférence qui a infusé les consciences, qu’on a pu s’en rendre compte.

Le Chêne Noir, c’était une incertaine idée de l’utopie à l’œuvre ?

Complètement. Nous sommes parvenus à être près de trente, c’était du délire. On débarquait dans une ville, et on en repartait avec une personne de plus qui embarquait avec nous. C’était une époque passionnante. Tout a explosé, comme beaucoup de troupes à la fin des années 1970. Et c’est à ce moment-là que Le Chêne Noir a basculé vraiment du côté du théâtre, et j’ai commencé à travailler avec d’autres personnes que celles du premier cercle. Ce mouvement très spontané, basé sur des énergies collectives et participatives, s’est normalisé en quelque sorte. Aujourd’hui nous sommes sept permanents, et pas un acteur parmi ceux-là. Cela dit peut-être pas un acteur, mais mon fils Julien remarquable compositeur et pianiste qui dirige désormais Le Chêne Noir avec moi, m’aide grandement à entretenir la flamme de l’art dans notre chapelle de la rue Sainte Catherine.

Comment se passait la création ?

Cela reposait sur un élan collectif même si j’en donnais l’étincelle. Il y avait surtout à mes côtés Pierre Surtel, qui est aujourd’hui un artiste plasticien faisant des événements : quand je l’ai rencontré, il ne jouait pas d’instruments, trois mois plus tard, il était trompettiste, et six mois après avec grand talent il soufflait dans tous les sax. Bref, un surdoué qui m’a beaucoup aidé et qui a énormément compté durant toutes ces années. Nous travaillions la nuit tous ensemble à essayer de capter des choses à partir de lignes mélodiques que je balançais et sur lesquelles nous faisions de longues improvisations. Même mes textes pouvaient être improvisés, et une fille de la troupe qui connaissait la sténo les retranscrivait.  Quand ça nous plaisait, on enregistrait pour avoir des traces. Et après on les rebossait, comme des morceaux, avec Pierre Surtel qui les enrichissait avec ses arrangements. Il mettait tout ça en musique. Nous enregistrions la nuit, jusqu’à cinq heures du matin.

L’énergie collective, c’est ce qui ressort de l’écoute d’Orphée 2000

Nous étions de très mauvais techniciens mais l’énergie nous emmenait très loin, un flux qui passe encore aujourd’hui. C’était la force de cette époque : sans être forcément des musiciens « excellents », nous avions des choses à dire et une énergie pour les exprimer. Aujourd’hui, les musiciens sont souvent énormes techniquement, mais ça raconte quoi ? Pas grand-chose, trop souvent malheureusement.

Cette énergie collective renvoie aux collectifs communautaires du jazz, comme l’Art Ensemble Of Chicago ou Sun Ra. Ceux-là faisaient partie de vos références ?

Bien entendu, mais aussi Mingus, Pharoah Sanders, Bill Evans, Chet Baker. J’ai toujours été « fou » de Coltrane. D’ailleurs si la grande salle du théâtre a pris le nom de Léo Ferré, l’autre s’appelle John Coltrane. On l’a prêtée pendant une douzaine d’années à l’AJMI, l’association de jazz très active sur Avignon et sa région. Ce sont de vieux compagnons. Le jazz a toujours été omniprésent au Théâtre du Chêne Noircomme dans ma culture personnelle.

 Coltrane suivait une voie mystique, un aspect très « présent » dans votre musique dans sa forme comme dans ses titres…

Oui, ce que dit le titre de notre second LP : Chant pour le Delta, la Lune et le Soleil, comme les textes dédiés à l’Egypte ancienne notamment. J’ai toujours eu en moi ces deux « forces » qui ne semblent pas contradictoires : la terre et le ciel. J’ai eu la chance de côtoyer dans mon enfance des anarchistes espagnols qui s’étaient réfugiés dans la région après la victoire de Franco. J’ai beaucoup appris d’eux, à commencer par l’amour qui était une valeur essentielle en accord avec mon mysticisme méditerranéen. Celui de Camus quand il exalte la nature ou Comte-Sponville quand il parle du bonheur comme Épicure et les philosophes grecs, ce qui n’a rien à avoir avec une quelconque affaire de religion.

Avec Orphée 2000, vous imaginiez le futur qui est désormais notre présent. Est-ce pire que vous l’aviez imaginé ?

J’ai toujours été sensible aux mythes grecs, ayant une culture philosophique. Celui d’Orphée m’a toujours hanté, et j’avais donc décidé de le réécrire en le situant dans un espace lointain à l’époque, les années 2000. Orphée était donc un jeune des quartiers qui partait chercher son Eurydice, avec des passages dans les banlieues d’Avignon, aux Saintes-Maries-de-la-Mer… Ce n’était pas d’un grand optimisme, mais je ne pensais quand même pas que cela irait aussi vite, aussi loin dans la négation de tout ce qui peut faire sens pour être heureux dans la vie. Le contexte du Covid19 est symptomatique de cette crise : une société qui bouge tellement dans tous les sens qu’elle en est réduite à nous dire de ne plus bouger pour se sauver ! Les gens courent, mais vers où ? Pourquoi ? On brasse la connerie et on s’étouffe avec. Le dernier coup fumant, c’est l’iPhone, merveilleux outil mais terrible prison mentale si on n’est pas vigilant. Quel douloureux constat pour notre génération qui a grandi avec la Société du Spectacle de Guy Debord, avec Raoul Vaneigem… On termine confinés. A quand le prochain mouvement de libération ?