Camille Bertault

Pas de Géant
Sortie 19 janvier 2018
Label : Okeh/Sony Music
Le titre de cet album est à la fois un clin d’œil, un pas de côté, une revendication : la traduction littérale de Giant Steps, l’historique standard de John Coltrane en 1959, dont Camille Bertault avait repris note à note le jeu de saxophone sur une vidéo YouTube – le début de son envol, au printemps 2015.
Le titre de cet album est à la fois un clin d’œil, un pas de côté, une revendication : la traduction littérale de Giant Steps, l’historique standard de John Coltrane en 1959, dont Camille Bertault avait repris note à note le jeu de saxophone sur une vidéo YouTube – le début de son envol, au printemps 2015.

Sur l’album Pas de géant, elle transforme cet exercice virtuose en un prodigieux manifeste de chanteuse libre qui explique, partage et professe sa passion – l’étourdissante chanson Là où tu vas. Ce texte drôle, lettré, humble et provocant à la fois, elle a demandé à Ravi Coltrane le droit de le poser sur Giant Steps et de l’enregistrer – « Nous nous sommes rencontrés, je lui ai expliqué ma démarche et il a accepté. »

Sa démarche ? Des mots, des rythmes, des notes, une manière époustouflante de faire cavaler le sens sur une musique savourée au mieux de sa forme – à toute allure, en pleine douceur, en folle liberté. Au fond, Coltrane l’influence davantage que les chanteuses, même Betty Carter ou Ella Fitzgerald.

Mais il faut aussi tendre l’oreille vers les paradoxes sensibles qu’elle a écrit dans le texte de Certes (« Certes, il faut ne pas trop penser / Penser en s’remplissant la panse / De vide gras et d’existence / Et se concentrer sur sa chance ») ou vers la farce textuelle de Comptes de fées (« Elle c’est la fée, lui c’est le comte / Des contes de fées, il en raconte / Sur le contrat, il conte fleurette / Vite fait bien fait à fée Clochette »).

Et elle chante à tombeau ouvert l’aria des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, reprend Comment te dire adieu de Serge Gainsbourg ou les surréalistes Conne de Brigitte Fontaine et La Femme coupée en morceaux de Michel Legrand, écrit et chante en brésilien sur du Wayne Shorter et en français sur du Bill Evans…

Ses pas de géants vont dans dix directions à la fois, tissent les Double Six avec Helen Merrill, Claude Nougaro et Meredith d’Ambrosio, les films de Jacques Demy et Lambert, Hendricks & Ross, Jacques Loussier et André Minvielle… Elle résume : « J’ai voulu un album qui me ressemble au plus près plutôt qu’un album qui ressemble au plus près au genre auquel il appartient. »

Il est vrai que son bagage est celui d’une jeune femme de son temps, avec des racines emmêlées mais particulièrement solides. Son père est pianiste de jazz amateur et elle a toujours plus ou moins chanté à ses côtés. Mais, à huit ans, elle s’installe au piano et attaque le parcours complet du Conservatoire (Ravel, Debussy, Chopin, Scriabine) tout en tendant l’oreille avec passion vers le Brésil des stylistes (Elis Regina, Djavan, Cesar Camargo). Et elle écoute Jeff Buckley, Björk ou Fiona Apple, Léo Ferré, Barbara ou Serge Gainsbourg…

À vingt ans, révolte. Elle ferme ses partitions, bifurque vers la classe d’art dramatique, écrit et joue des pièces pour enfants. « J’ai commencé à chanter dans un style cabaret, entre le conteur et le comédien. Mais le jazz m’a rattrapée. »

Le hasard la conduit à un concours du Conservatoire à rayonnement régional de la rue de Madrid, qui lui ouvre l’accès à une solide formation en harmonie, composition et chant jazz. Camille Bertault découvre la théorie derrière ses spontanéités, fusionne l’improvisation et ses joies de cabaret, revient à Ravel par le jazz – « le plaisir de réunir les étapes par lesquelles je suis passée ».

Les étapes suivantes se déploient naturellement : elle se film en chantant la partie de Coltrane sur Giant Steps et le buzz fait son œuvre. Rapidement, un premier album s’enclenche, En vie, qui sort au printemps 2016. Ensuite, François Zalacain, le patron du label américain Sunnyside, lui fait rencontrer Michael Leonhart et Dan Tepfer. Le premier, trompettiste et multi-instrumentiste, va produire son nouvel album, le second s’installant au piano. « Tous deux sont francophones et portent vraiment intérêt au texte », se réjouit Camille Bertault, qui ne veut pas d’un album où la voix n’est qu’un matériau. Elle aime que retentisse la langue et beaucoup de ses compagnons sur cet album ont eu des aventures dans les parages de la chanson – Stéphane Guillaume au saxophone, Daniel Mille à l’accordéon, Matthias Malher au trombone, Christophe « Disco » Minck ou Joe Sanders à la basse, Jeff Ballard à la batterie.

Tous ensemble, ils ont fait mieux qu’un album qui ressemble au jazz, à la chanson ou à une fusion prédéfinie : Pas de géant est un album qui ressemble à Camille Bertault, à son encyclopédique culture du plaisir, à son goût des cascades, à sa sensibilité soyeuse, à son instinct de la voltige, à sa liberté inégociable. Coltrane n’avait pas prévu ça ; mais, là-haut, il doit vraiment sourire.