Ba Cissoko
Séno
Sortie le 9 février 2009
Label : Cantos
Si vous voulez goûter aux nuits de Conakry, quittez le centre vers la mer et laissez-vous conduire à Taouyah. C’est le quartier des clubs et des maquis. Arrivé au Bar de la Plaine, prenez votre plus bel accent marseillais et demandez le patron. Ba vous accueille de son meilleur sourire. Rien d’étonnant à ce qu’il connaisse les expressions de la “chourmo massilia” : du Vieux Port à la Plaine en passant par le Cour Julien, on l’a connu kora au dos et sur les scènes de tous les cafés-concerts de Marseille. Un peu de son âme est accrochée, comme un ex-voto, à la grande nef de la Bonne Mère. Il n’a pourtant jamais eu envie de faire sa vie ailleurs qu’ici, à Conakry. Expert de la nuit, Ba connaît les rendez-vous branchés pour musiciens comme le Transit. Son club favori du moment est le Foyer, la nouvelle boîte de Yaya Bangoura, un ancien de feu l’orchestre Syli Authentic. Il y apprécie l’ambiance bal poussière à l’ancienne, avec l’orchestre qui joue pour faire danser les gens. Le vendredi, il y vient faire le bœuf à la kora ou au tamani.
Au cœur des ruelles populaires de Taouyah se trouve le QG de sa famille élargie : la concession du vieux maître M’Bady Kouyaté, l’oncle de Ba et son initiateur. Dans la grande cour arborée, encadrée par deux maisons, résonnent les modes sur lesquels se construisent les mélodies à la kora : silaba, tomora, sawta... Selon la tradition, M’Bady Kouyaté accepte encore de ceux qui veulent apprendre la kora auprès de lui le don rituel de dix noix de kola. Mais il leur fait comprendre qu’il faut y ajouter deux poulets… Quant à ceux de ses quinze enfants qui ont suivi sa voie, voilà déjà longtemps qu’il les a confiés à son meilleur disciple, Ba Cissoko. Il sait qu’il peut se reposer sur lui, confiant de la réussite du groupe qui a donné à ses deux fils, Sékou et Kourou Kouyaté, une renommée internationale. Ils sont en train de construire une école de kora. Et à deux pas, sur la plage de Rogbane, Ba et son équipe organisent depuis 2005 le Festival International de musiques koras et cordes “M’Bady Kouyaté”. Comment rêver plus bel hommage au maître, à la lignée, à la kora ?
Le groupe Ba Cissoko incarne la permanence de la transmission culturelle dans une Afrique contemporaine où les structures sociales ont été chamboulées depuis les indépendances. Son histoire est emblématique des destinées promises aux nouvelles générations ouest africaines grandies au cœur de métropoles à l’urbanisation galopante, mais selon des principes profondément enracinés dans une tradition qui n’a jamais cessé de régir les codes sociaux.
Pour ces jeunes musiciens issus de lignées de griots, l’attachement à la source semble plus que jamais une valeur essentielle, alors que leurs aînés, Mory Kanté en tête, n’ont réussi à imposer les musiques africaines sur les circuits internationaux qu’au prix de leur déracinement physique. La musique de Ba Cissoko tend à démontrer que la connaissance de la tradition par sa pratique offre à tout musicien qui en a suivi l’enseignement une formidable liberté créative, dans le prolongement de ses fondamentaux esthétiques.
Le nom même du groupe Ba Cissoko s’inscrit dans une logique de fidélité et de continuité par rapport à la source. S’il est l’homonyme de son fondateur, il fait donc référence à son grand père, maître de la kora dont il a hérité du nom : Kimintan Cissoko. De même que les griots Kouyaté détiennent l’art secret du balafon, c’est à la lignée des griots Cissoko (ou Sissoko) qu’a été confiée la connaissance et la perpétuation de l’art de la kora. Celui-ci trouve, dit-on, son origine à Kansala, ancienne capitale du royaume de N’Gabou (ou Gabu), qui s’étendait de la Gambie aux pieds des monts du Fouta Djalon, englobant la Casamance, le sud du Sénégal et la Guinée-Bissau. Particulièrement puissants aux XVIIe et XVIIIe siècles, ses souverains furent un rouage essentiel dans l’économie de la traite. Les récits des griots attribuent au grand Djelimadi Wouleng la paternité de la science raffinée de cet instrument emblématique du peuple Sossé. Et c’est vraisemblablement dans le courant du XIXe siècle qu’il a pris sa forme contemporaine de grande harpe à chevalet, munie de vingt et une cordes.
Le jeu de la transmission à travers la lignée n’est pas un vain mot chez les griots. Ainsi Kimintan Cissoko, grand père de Ba, a enseigné la kora à son fils Kandara Cissoko, père de Ba. Il a eu également pour élèves Oumar et M’Bady Kouyaté, frères de la mère de Ba, Oumou Kouyaté. Son mari, Kandara Cissoko, grand virtuose et membre fondateur des Ballets Djoliba basés à Conakry, a fait le tour du monde. C’est ainsi que Ba, resté avec sa mère à Koundara, la ville du Fouta Djalon où il est né en 1967, n’a jamais pu bénéficier de l’enseignement de son père. S’il en parle aujourd’hui avec admiration, son absence dans son enfance semble l’avoir détourné de tout intérêt pour les études. Sa mère avait beau le corriger, le jeune garçon continuait à sécher l’école. Tout ça ne l’intéressait pas : lui, il serait footballeur ! De temps en temps, il aimait gratouiller l’unique corde de l’instrument de fortune qu’il s’était fabriqué petit, mais il ne jouait jamais de la petite kora que lui avait laissée son père.
C’est seulement en suivant sa grand-mère, Fatouma Kouyaté, lors des fêtes, où elle sortait à 5h du matin pour aller chanter chez les voisins avec son karignan, une petit tube de métal strié que l’on frotte avec une tige métallique, que lui est venu l’amour du chant. Ba a écrit “Séno” en pensant à elle : « Ma grand-mère avait un champ près de Koundara où elle faisait pousser du riz. Quand j’étais petit, elle voulait toujours m’emmener au champ avec elle, tôt le matin. Mais je n’aimais pas ça. Je ne voulais pas aller au champ… C’est seulement plus tard que j’ai compris ma grand-mère. Son champ lui rapportait entre 300 et 400 sacs de riz, qu’elle partageait avec ses voisins dans le besoin. Si elle pouvait le faire, c’était grâce à son travail. Et si elle pouvait vendre du riz pour m’acheter des chaussures, c’était aussi parce qu’elle allait au champ travailler le matin. »
La vie du jeune Ba bascule en 1981, quand son oncle M’Bady Kouyaté vient à Koundara rendre visite à sa mère. Il explique à l’adolescent : « Quand on est fils de griot, il faut apprendre la tradition. Le foot, c’est bien, mais si tu sais jouer quelques morceaux à la kora, ça pourra te servir. » Il lui dit qu’il aimerait que la kora ne quitte pas leur famille et propose au garçon de partir avec lui. Dans la brume légère d’un beau matin du Fouta Djalon, Ba Cissoko noue un foulard aux deux extrémités de sa kora et la met sur son dos. Parti de Koundara, il chemine aux côtés de son oncle et sa femme, la griote Diaryatou Kouyaté, jusqu’à la petite ville de Gabu en Guinée-Bissau. M’bady Kouyaté vient y chercher le fils de son grand frère et conduit ses deux nouveaux disciples en Gambie, puis à l’école traditionnelle des griots de Bounkiling en Casamance. « Nous sommes restés deux mois à apprendre la kora avec des jeunes qui jouaient déjà très bien, se souvient Ba. C’est ce qui m’a donné l’amour de continuer. » Il s’essaye aux grands airs de la tradition : “Allah Lake”, “Kaïra”, “Mamadou Bitiki”, “Sanou”, “Kele Faba”… Et commence à animer les fêtes de baptême ou de mariage avec son oncle : « Je prenais la kora et, tout en chantant, je me déplaçais en cercle entre les gens qui mettaient de l’argent dans la kora. »
Ce voyage initiatique en Sénégambie marque durablement l’inspiration de Ba Cissoko. “Séno” retrouve les harmonies nonchalantes, aux influences portugaises, qui bercent les musiques du Cap-Vert et de Guinée-Bissau. Dans “Bambo”, c’est le mandingo, la langue de cette région, qui se balance au rythme du reggae. La chanson s’inspire d’un conte : l’histoire d’un garçon qui aime aller au bord du fleuve. Il le dit à sa mère. Il le dit à son père. Et ses parents lui disent qu’il ne faut pas y aller, parce que le crocodile du bord du fleuve est une bête féroce. Mais le garçon s’en va et disparaît le jour et puis encore la nuit. On le cherche. On le pleure : “Bambo ya sanba” (Bambo l’a emporté). Mais le garçon revient. Bambo, le crocodile, jamais ne l’a mangé. L’enfant entraîne sa famille au bord du fleuve. Tous se mettent à chanter et Bambo sort de l’eau. Regardez ! Quel prodige ! Bambo joue avec le garçon ! Un beau miroir où Ba peut lire son passé d’enfant rebelle…
L’orientation de Ba Cissoko vers une vie de “kora fola” se confirme à l’issue du voyage. En 1983, il rejoint la concession de son oncle à Taouyah. M’Bady Kouyaté a toujours évolué dans les hautes sphères de la culture d’État, mais en griot refusant de se mêler de politique. Recruté par le grand chanteur Sory Kandia Kouyaté pour faire partie de l’Ensemble Instrumental et Choral National de Guinée, il en est devenu le directeur. Il est donc parfaitement placé pour faire entrer son neveu dans la troupe du Théâtre national d’Enfants. Durant deux ans, Ba y parfait son apprentissage de la kora et aborde la pratique d’autres instruments. Karamoko Bangoura, qui intervient au balafon sur “Conakry”, est alors un de ses condisciples. Ba atteint la vingtaine quand son oncle l’invite à s’asseoir à côté des grands virtuoses de l’Ensemble Instrumental, qui répète à l’Imprimerie Nationale. Pour la Guinée, c’est une période trouble. En 1984, la mort brutale du président, dictateur, père de la nation, Sékou Touré, laisse un pays exsangue engoncé dans des structures d’État rigides. Autrefois salariés par l’État, les fabuleux orchestres nationaux qui ont fait la réputation du pays, stimulant sa créativité, se trouvent démunis.
Pour assurer son avenir et aider son oncle à faire bouillir la marmite, Ba Cissoko démarche les hôtels. Mais ce n’est pas la pêche miraculeuse. À part de fugitives prestations dans le luxe du Mariador et du Camayenne, les mois passent et rien de bouge… Jusqu’à cette proposition de contrat à long terme qui lui est faite en 1986 : « Le patron voulait que je joue de 19h à 23h sans pause. Et les clients réclamaient des morceaux de salsa, de reggae, de blues… J’ai dit que je ne pourrais pas le faire seul et j’ai demandé au guitariste Abdoulaye Kouyaté de me rejoindre. » On peut apprécier la délicatesse de son touché sur huit morceaux de cet album et la limpidité de ses solos sur “Bambo”, “Gambie” ou “Badinia”. Un jeu sans tape à l’œil, tout en douceur, qui rappelle les grandes heures des orchestres de guitares acoustiques, tels African Virtuoses.
Stimulé par l’ouverture à tous les répertoires nécessaire à l’animation de l’hôtel, l’esprit d’aventure va bientôt conduire Ba vers d’autres horizons. « J’ai toujours voulu voyager comme mon père, dit-il. Je voyais aussi l’exemple de Mory Kanté et je me disais qu’un jour, moi aussi je pourrais aller faire des concerts dans le monde entier. Mes idoles, c’était Touré Kunda, parce qu’ils parlent ma langue, celle de mes parents, le mandingo de Casamance et de Guinée-Bissau. Eux aussi m’ont donné envie de voyager en travaillant avec la famille. » La rencontre avec le jeune trompettiste Gilles Poizat trace un nouveau chemin. Installé à Conakry au titre de la coopération française, il est venu s’initier à la kora auprès de M’Bady Kouyaté. Ba et Gilles étant de la même génération, ils se comprennent vite. Entre eux deux s’instaure une connivence musicale qui les décide à monter un groupe de fusion afro-jazz : Tamalalou (le Voyageur). L’aventure, qui va durer sept ans, s’achèvera avec l’album Dandala, sorti en 1999 après plusieurs tournées en Guinée et en France.
En 1996, Tamalalou débarque pour la première fois sur la scène marseillaise, dans le cadre des Nuits Métis. Festival pas comme les autres, cet événement conçu et organisé par Marc Ambrogiani, s’articule autour de résidences de création entre artistes venus d’horizons divers. L’axe Marseille / Conakry est le vecteur privilégié des rencontres nord-sud initiées par l’association dès 1993-94 avec M’Bady Kouyaté. « En 1995, nous avons souhaité proposer une création à M’Bady, mais nous pensions qu’il devait s’entourer de jeunes, ce qui permettait d’ouvrir au-delà de la tradition, explique Marc Ambrogiani. Il est donc venu, accompagné de son fils Kourou et de son neveu Ba, pour une résidence de création avec le No Quartet, ensemble à cordes de virtuoses assez délirants, venus du classique. De 1995 à 2002, nous avons travaillé chaque année avec Ba sur des projets de rencontres : avec Orange Blossom, Ray Léma, les Nubians, Ano Neko, Yvi Slan, etc. »
Nourrie par ces expériences d’échanges musicaux, la créativité de Ba Cissoko peut enfin s’exprimer en toute liberté. Depuis des années, il forme les jeunes fils de M’Bady Kouyaté, Kourou et Sékou. Ce dernier a fait sensation lors d’un concert avec son père à la Cité de la Musique de Paris en 1998. Âgé de 14 ans, devant la mine réjouie de M’Bady qui vient de lui laisser les clés du concert, Sékou gratifie le public d’un solo époustouflant de virtuosité et de modernité. Le soir, un ami guitariste français l’emmène dans un club où des musiciens font le bœuf. C’est alors que Sékou découvre les pédales d’effets. Le lendemain, il annonce à son père qu’il veut acheter des pédales pour essayer sur la kora. M’Bady se récrie : la kora est un instrument traditionnel, pas question d’y ajouter des effets ! Sékou est dans tous ses états, il argumente, se lamente et finit par tomber en pleurs. M’Bady accepte. Et comme il a bien fait !
Le son de la kora munie de pédales wah-wah et distorsion va devenir LA marque distinctive du groupe Ba Cissoko. Elle le fait remarquer en 1999, lors de son tout premier concert en trio (Ba, Sékou, Kourou) sur la scène du Théâtre des Réalités à Bamako, un partenaire des Nuits Métis. Entassée le matin du concert dans un taxi-brousse, l’équipe parcourt dans la journée les 800 km qui séparent les capitales de la Guinée et du Mali. La première prestation du trio n’en est que plus explosive. Il enflamme le public, au point que Kounkouré, membre d’une troupe de percussionnistes constituée d’enfants de rue maliens, ne peut s’empêcher d’empoigner son djembé. Quelques mois plus tard, il devient le quatrième membre du groupe Ba Cissoko.
Dans les années 2000, le combo “kora-rock” prend son envol, affirmant son assurance au fil des concerts. Le rêve de Ba se réalise : il va jouer au Japon, en Australie, Nouvelle Zélande… Il participe aux plus grands festivals : Womad, Paléo Festival, Sfinks, Musiques Métisses et bien d’autres. En 2003, pour la sortie du premier album, Sabolan, le succès du quartet sur la scène du salon marché européen des musiques du monde Strictly Mundial démultiplie son rayon d’action et la fréquence de ses concerts. En 2006, à l’occasion de la tournée anglaise African Soul Rebels, entamée à la sortie du deuxième album, Electric Griot Land, en ouverture de Femi Kuti, Ba Cissoko vend plus de disques que le fils de Fela : un bon baromètre de la satisfaction du public…
L’énergie positive de ces quatre garçons soudés par la musique est véritablement l’élément qui fascine. Ba, dans la plénitude de sa jeune quarantaine, est comme le tronc du baobab puisant la sève des racines. Kourou et Konkouré, formant la jeune section rythmique, se montrent plus souples et plus solides que jamais. Quant à Sékou, fort de son quart de siècle, il démontre sur sa kora électrique les ressources incroyables qu’il possède en lui-même. Ce troisième opus est l’album de la maturité. Renforçant les acquis de sa fusion mandingue et rock, enrichissant son style de guitares aériennes et de rythmes latins, le groupe Ba Cissoko rehausse les standards des musiques guinéennes. (François Bensignor)
Le groupe Ba Cissoko incarne la permanence de la transmission culturelle dans une Afrique contemporaine où les structures sociales ont été chamboulées depuis les indépendances. Son histoire est emblématique des destinées promises aux nouvelles générations ouest africaines grandies au cœur de métropoles à l’urbanisation galopante, mais selon des principes profondément enracinés dans une tradition qui n’a jamais cessé de régir les codes sociaux.
Pour ces jeunes musiciens issus de lignées de griots, l’attachement à la source semble plus que jamais une valeur essentielle, alors que leurs aînés, Mory Kanté en tête, n’ont réussi à imposer les musiques africaines sur les circuits internationaux qu’au prix de leur déracinement physique. La musique de Ba Cissoko tend à démontrer que la connaissance de la tradition par sa pratique offre à tout musicien qui en a suivi l’enseignement une formidable liberté créative, dans le prolongement de ses fondamentaux esthétiques.
Le nom même du groupe Ba Cissoko s’inscrit dans une logique de fidélité et de continuité par rapport à la source. S’il est l’homonyme de son fondateur, il fait donc référence à son grand père, maître de la kora dont il a hérité du nom : Kimintan Cissoko. De même que les griots Kouyaté détiennent l’art secret du balafon, c’est à la lignée des griots Cissoko (ou Sissoko) qu’a été confiée la connaissance et la perpétuation de l’art de la kora. Celui-ci trouve, dit-on, son origine à Kansala, ancienne capitale du royaume de N’Gabou (ou Gabu), qui s’étendait de la Gambie aux pieds des monts du Fouta Djalon, englobant la Casamance, le sud du Sénégal et la Guinée-Bissau. Particulièrement puissants aux XVIIe et XVIIIe siècles, ses souverains furent un rouage essentiel dans l’économie de la traite. Les récits des griots attribuent au grand Djelimadi Wouleng la paternité de la science raffinée de cet instrument emblématique du peuple Sossé. Et c’est vraisemblablement dans le courant du XIXe siècle qu’il a pris sa forme contemporaine de grande harpe à chevalet, munie de vingt et une cordes.
Le jeu de la transmission à travers la lignée n’est pas un vain mot chez les griots. Ainsi Kimintan Cissoko, grand père de Ba, a enseigné la kora à son fils Kandara Cissoko, père de Ba. Il a eu également pour élèves Oumar et M’Bady Kouyaté, frères de la mère de Ba, Oumou Kouyaté. Son mari, Kandara Cissoko, grand virtuose et membre fondateur des Ballets Djoliba basés à Conakry, a fait le tour du monde. C’est ainsi que Ba, resté avec sa mère à Koundara, la ville du Fouta Djalon où il est né en 1967, n’a jamais pu bénéficier de l’enseignement de son père. S’il en parle aujourd’hui avec admiration, son absence dans son enfance semble l’avoir détourné de tout intérêt pour les études. Sa mère avait beau le corriger, le jeune garçon continuait à sécher l’école. Tout ça ne l’intéressait pas : lui, il serait footballeur ! De temps en temps, il aimait gratouiller l’unique corde de l’instrument de fortune qu’il s’était fabriqué petit, mais il ne jouait jamais de la petite kora que lui avait laissée son père.
C’est seulement en suivant sa grand-mère, Fatouma Kouyaté, lors des fêtes, où elle sortait à 5h du matin pour aller chanter chez les voisins avec son karignan, une petit tube de métal strié que l’on frotte avec une tige métallique, que lui est venu l’amour du chant. Ba a écrit “Séno” en pensant à elle : « Ma grand-mère avait un champ près de Koundara où elle faisait pousser du riz. Quand j’étais petit, elle voulait toujours m’emmener au champ avec elle, tôt le matin. Mais je n’aimais pas ça. Je ne voulais pas aller au champ… C’est seulement plus tard que j’ai compris ma grand-mère. Son champ lui rapportait entre 300 et 400 sacs de riz, qu’elle partageait avec ses voisins dans le besoin. Si elle pouvait le faire, c’était grâce à son travail. Et si elle pouvait vendre du riz pour m’acheter des chaussures, c’était aussi parce qu’elle allait au champ travailler le matin. »
La vie du jeune Ba bascule en 1981, quand son oncle M’Bady Kouyaté vient à Koundara rendre visite à sa mère. Il explique à l’adolescent : « Quand on est fils de griot, il faut apprendre la tradition. Le foot, c’est bien, mais si tu sais jouer quelques morceaux à la kora, ça pourra te servir. » Il lui dit qu’il aimerait que la kora ne quitte pas leur famille et propose au garçon de partir avec lui. Dans la brume légère d’un beau matin du Fouta Djalon, Ba Cissoko noue un foulard aux deux extrémités de sa kora et la met sur son dos. Parti de Koundara, il chemine aux côtés de son oncle et sa femme, la griote Diaryatou Kouyaté, jusqu’à la petite ville de Gabu en Guinée-Bissau. M’bady Kouyaté vient y chercher le fils de son grand frère et conduit ses deux nouveaux disciples en Gambie, puis à l’école traditionnelle des griots de Bounkiling en Casamance. « Nous sommes restés deux mois à apprendre la kora avec des jeunes qui jouaient déjà très bien, se souvient Ba. C’est ce qui m’a donné l’amour de continuer. » Il s’essaye aux grands airs de la tradition : “Allah Lake”, “Kaïra”, “Mamadou Bitiki”, “Sanou”, “Kele Faba”… Et commence à animer les fêtes de baptême ou de mariage avec son oncle : « Je prenais la kora et, tout en chantant, je me déplaçais en cercle entre les gens qui mettaient de l’argent dans la kora. »
Ce voyage initiatique en Sénégambie marque durablement l’inspiration de Ba Cissoko. “Séno” retrouve les harmonies nonchalantes, aux influences portugaises, qui bercent les musiques du Cap-Vert et de Guinée-Bissau. Dans “Bambo”, c’est le mandingo, la langue de cette région, qui se balance au rythme du reggae. La chanson s’inspire d’un conte : l’histoire d’un garçon qui aime aller au bord du fleuve. Il le dit à sa mère. Il le dit à son père. Et ses parents lui disent qu’il ne faut pas y aller, parce que le crocodile du bord du fleuve est une bête féroce. Mais le garçon s’en va et disparaît le jour et puis encore la nuit. On le cherche. On le pleure : “Bambo ya sanba” (Bambo l’a emporté). Mais le garçon revient. Bambo, le crocodile, jamais ne l’a mangé. L’enfant entraîne sa famille au bord du fleuve. Tous se mettent à chanter et Bambo sort de l’eau. Regardez ! Quel prodige ! Bambo joue avec le garçon ! Un beau miroir où Ba peut lire son passé d’enfant rebelle…
L’orientation de Ba Cissoko vers une vie de “kora fola” se confirme à l’issue du voyage. En 1983, il rejoint la concession de son oncle à Taouyah. M’Bady Kouyaté a toujours évolué dans les hautes sphères de la culture d’État, mais en griot refusant de se mêler de politique. Recruté par le grand chanteur Sory Kandia Kouyaté pour faire partie de l’Ensemble Instrumental et Choral National de Guinée, il en est devenu le directeur. Il est donc parfaitement placé pour faire entrer son neveu dans la troupe du Théâtre national d’Enfants. Durant deux ans, Ba y parfait son apprentissage de la kora et aborde la pratique d’autres instruments. Karamoko Bangoura, qui intervient au balafon sur “Conakry”, est alors un de ses condisciples. Ba atteint la vingtaine quand son oncle l’invite à s’asseoir à côté des grands virtuoses de l’Ensemble Instrumental, qui répète à l’Imprimerie Nationale. Pour la Guinée, c’est une période trouble. En 1984, la mort brutale du président, dictateur, père de la nation, Sékou Touré, laisse un pays exsangue engoncé dans des structures d’État rigides. Autrefois salariés par l’État, les fabuleux orchestres nationaux qui ont fait la réputation du pays, stimulant sa créativité, se trouvent démunis.
Pour assurer son avenir et aider son oncle à faire bouillir la marmite, Ba Cissoko démarche les hôtels. Mais ce n’est pas la pêche miraculeuse. À part de fugitives prestations dans le luxe du Mariador et du Camayenne, les mois passent et rien de bouge… Jusqu’à cette proposition de contrat à long terme qui lui est faite en 1986 : « Le patron voulait que je joue de 19h à 23h sans pause. Et les clients réclamaient des morceaux de salsa, de reggae, de blues… J’ai dit que je ne pourrais pas le faire seul et j’ai demandé au guitariste Abdoulaye Kouyaté de me rejoindre. » On peut apprécier la délicatesse de son touché sur huit morceaux de cet album et la limpidité de ses solos sur “Bambo”, “Gambie” ou “Badinia”. Un jeu sans tape à l’œil, tout en douceur, qui rappelle les grandes heures des orchestres de guitares acoustiques, tels African Virtuoses.
Stimulé par l’ouverture à tous les répertoires nécessaire à l’animation de l’hôtel, l’esprit d’aventure va bientôt conduire Ba vers d’autres horizons. « J’ai toujours voulu voyager comme mon père, dit-il. Je voyais aussi l’exemple de Mory Kanté et je me disais qu’un jour, moi aussi je pourrais aller faire des concerts dans le monde entier. Mes idoles, c’était Touré Kunda, parce qu’ils parlent ma langue, celle de mes parents, le mandingo de Casamance et de Guinée-Bissau. Eux aussi m’ont donné envie de voyager en travaillant avec la famille. » La rencontre avec le jeune trompettiste Gilles Poizat trace un nouveau chemin. Installé à Conakry au titre de la coopération française, il est venu s’initier à la kora auprès de M’Bady Kouyaté. Ba et Gilles étant de la même génération, ils se comprennent vite. Entre eux deux s’instaure une connivence musicale qui les décide à monter un groupe de fusion afro-jazz : Tamalalou (le Voyageur). L’aventure, qui va durer sept ans, s’achèvera avec l’album Dandala, sorti en 1999 après plusieurs tournées en Guinée et en France.
En 1996, Tamalalou débarque pour la première fois sur la scène marseillaise, dans le cadre des Nuits Métis. Festival pas comme les autres, cet événement conçu et organisé par Marc Ambrogiani, s’articule autour de résidences de création entre artistes venus d’horizons divers. L’axe Marseille / Conakry est le vecteur privilégié des rencontres nord-sud initiées par l’association dès 1993-94 avec M’Bady Kouyaté. « En 1995, nous avons souhaité proposer une création à M’Bady, mais nous pensions qu’il devait s’entourer de jeunes, ce qui permettait d’ouvrir au-delà de la tradition, explique Marc Ambrogiani. Il est donc venu, accompagné de son fils Kourou et de son neveu Ba, pour une résidence de création avec le No Quartet, ensemble à cordes de virtuoses assez délirants, venus du classique. De 1995 à 2002, nous avons travaillé chaque année avec Ba sur des projets de rencontres : avec Orange Blossom, Ray Léma, les Nubians, Ano Neko, Yvi Slan, etc. »
Nourrie par ces expériences d’échanges musicaux, la créativité de Ba Cissoko peut enfin s’exprimer en toute liberté. Depuis des années, il forme les jeunes fils de M’Bady Kouyaté, Kourou et Sékou. Ce dernier a fait sensation lors d’un concert avec son père à la Cité de la Musique de Paris en 1998. Âgé de 14 ans, devant la mine réjouie de M’Bady qui vient de lui laisser les clés du concert, Sékou gratifie le public d’un solo époustouflant de virtuosité et de modernité. Le soir, un ami guitariste français l’emmène dans un club où des musiciens font le bœuf. C’est alors que Sékou découvre les pédales d’effets. Le lendemain, il annonce à son père qu’il veut acheter des pédales pour essayer sur la kora. M’Bady se récrie : la kora est un instrument traditionnel, pas question d’y ajouter des effets ! Sékou est dans tous ses états, il argumente, se lamente et finit par tomber en pleurs. M’Bady accepte. Et comme il a bien fait !
Le son de la kora munie de pédales wah-wah et distorsion va devenir LA marque distinctive du groupe Ba Cissoko. Elle le fait remarquer en 1999, lors de son tout premier concert en trio (Ba, Sékou, Kourou) sur la scène du Théâtre des Réalités à Bamako, un partenaire des Nuits Métis. Entassée le matin du concert dans un taxi-brousse, l’équipe parcourt dans la journée les 800 km qui séparent les capitales de la Guinée et du Mali. La première prestation du trio n’en est que plus explosive. Il enflamme le public, au point que Kounkouré, membre d’une troupe de percussionnistes constituée d’enfants de rue maliens, ne peut s’empêcher d’empoigner son djembé. Quelques mois plus tard, il devient le quatrième membre du groupe Ba Cissoko.
Dans les années 2000, le combo “kora-rock” prend son envol, affirmant son assurance au fil des concerts. Le rêve de Ba se réalise : il va jouer au Japon, en Australie, Nouvelle Zélande… Il participe aux plus grands festivals : Womad, Paléo Festival, Sfinks, Musiques Métisses et bien d’autres. En 2003, pour la sortie du premier album, Sabolan, le succès du quartet sur la scène du salon marché européen des musiques du monde Strictly Mundial démultiplie son rayon d’action et la fréquence de ses concerts. En 2006, à l’occasion de la tournée anglaise African Soul Rebels, entamée à la sortie du deuxième album, Electric Griot Land, en ouverture de Femi Kuti, Ba Cissoko vend plus de disques que le fils de Fela : un bon baromètre de la satisfaction du public…
L’énergie positive de ces quatre garçons soudés par la musique est véritablement l’élément qui fascine. Ba, dans la plénitude de sa jeune quarantaine, est comme le tronc du baobab puisant la sève des racines. Kourou et Konkouré, formant la jeune section rythmique, se montrent plus souples et plus solides que jamais. Quant à Sékou, fort de son quart de siècle, il démontre sur sa kora électrique les ressources incroyables qu’il possède en lui-même. Ce troisième opus est l’album de la maturité. Renforçant les acquis de sa fusion mandingue et rock, enrichissant son style de guitares aériennes et de rythmes latins, le groupe Ba Cissoko rehausse les standards des musiques guinéennes. (François Bensignor)