Arat Kilo

Danama
Sortie le 7 mars 2025
Label: Accords Croisés
« Digne de confiance. » C’est le sens de « danama », ce mot bambara du Mali. Confiance en soi, en l’autre, en la parole donnée, en des futurs désirables. Prôner l’optimisme, l’élan vers l’avenir, la force du collectif, la magie sage des métissages… en ces temps troublés de guerres interminables, de replis nationalistes ou de catastrophes naturelles à foison, encouragés par un capitalisme carnassier qui se régale à nous scotcher devant nos écrans ? De la confiance alors il en faut des kilos. Entretenue par la flamme, le flegme et les stratagèmes de ces scientifiques de l’afro-groove, n’ignorant pas leurs chagrins ou les scandales de l’Histoire. C’est l’art athlétique d’Arat Kilo, qui reste sans conteste le meilleur orchestre d’éthio-jazz de l’Hexagone, sur le sentier de ce cinquième album enregistré au printemps 2024.
« Digne de confiance. » C’est le sens de « danama », ce mot bambara du Mali. Confiance en soi, en l’autre, en la parole donnée, en des futurs désirables. Prôner l’optimisme, l’élan vers l’avenir, la force du collectif, la magie sage des métissages… en ces temps troublés de guerres interminables, de replis nationalistes ou de catastrophes naturelles à foison, encouragés par un capitalisme carnassier qui se régale à nous scotcher devant nos écrans ? De la confiance alors il en faut des kilos. Entretenue par la flamme, le flegme et les stratagèmes de ces scientifiques de l’afro-groove, n’ignorant pas leurs chagrins ou les scandales de l’Histoire. C’est l’art athlétique d’Arat Kilo, qui reste sans conteste le meilleur orchestre d’éthio-jazz de l’Hexagone, sur le sentier de ce cinquième album enregistré au printemps 2024.

Dignes de confiance, la diva malienne Mamani Keïta et le rappeur américain Mike Ladd l’ont été – oh ça oui ! – dès leurs premières collaborations avec les six musiciens parisiens, c’est-à-dire dès l’album Nouvelle fleur (2016). À tel point qu’ils intègrent aujourd’hui officiellement Arat Kilo, non plus en stricte qualité de chanteurs et paroliers fabuleusement charismatiques, pas juste comme des featurings de luxe, mais bel et bien en tant que membres à part entière. Telle l’araignée qui tisse sa toile de love de concert en concert, Arat Kilo a désormais huit pattes !

De la confiance, il en fallait aussi pour changer la manière de fonctionner. Pour tous les albums précédents, la bande était réunie en studio pour jouer ensemble chaque morceau, au complet dans la même pièce, dans l’idée romantique d’un geste chaud, vivant, organique, à la manière des grands maîtres éthiopiens des années 60-70. Pour Danama, la musique fut d’abord recueillie par tandem : guitare/basse, batterie/percussions, saxophone/trompette, et les deux voix. En ajoutant au passage quelques instruments inédits : des ténébreux synthétiseurs, une clarinette basse, une toute petite guitalélé (proche du ukulélé) ou un n’goni malien (parfois défini comme « le luth des griots »). Ensuite et surtout, il fut question d’expérimenter un véritable travail de production sonore, à renfort de sound design, de multipistes d’exploration et d’effets tendus sur les textures récoltées pendant huit jours aux studios Gong de Montreuil et OneTwoPassIt de Bagnolet. Inspiré, en cela, par deux albums qui bouleversèrent le ronron du rap game américain : Damn de Kendrick Lamar (2017) et Igor de Tyler, The Creator (2019) ; deux disques de laboratoire, pullulants d’idées et de ruptures de ton, où le hip hop entre en collision avec les pulsations électroniques, où certaines parties sont jouées live contrairement au dogme habituel du sample perpétuel, tout en mettant les textes au centre – pour dénoncer les systèmes de domination ou s’épancher sur une vie amoureuse mouvementée.

Ainsi, le goût naturel du groupe pour la fusion entre les genres, enfants du « Grand Mix » de Radio Nova, a pu s’affirmer en toute tranquillité. En empruntant aux rythmiques effrénées du jersey club de Newark, du 2-step anglais ou des fanfares de la Nouvelle-Orléans, greffées sur la base musicale d’Arat Kilo : la tezeta, cette fameuse gamme pentatonique mineure typique du jazz d’Éthiopie, mélancolique à souhait. De quoi tisser des couches de sons, des collages d’émotions, à l’image de la pochette de l’album, réalisée par l’artiste Clément Laurentin à partir de fragments multicolores d’affiches déchirées dans la rue.

Dans un tel panorama créatif, deux poètes ont pu, en toute confiance, déclamer leurs convictions sur la scène de Danama. Secret de cuisine : Mamani Keïta est une « usine à mélodies » qu’elle emmagasine dans le coffre-fort de son smartphone, trésor d’harmonies et de ritournelles entêtantes qui servent souvent de refrains, poussés par sa voix si puissante. Née à Bamako en 1965, celle dont la grand-mère « avait le pouvoir de guérir par le chant les personnes possédées » se fait ici l’apôtre d’une plus grande acceptation de soi, en quête de vérité, célébrant l’espoir et les vertus de l’hospitalité. De son côté, Mike Ladd, né en 1970, fils métisse de profs de Boston, passionné de géopolitique, distille dans ses rimes le fruit de très nombreuses lectures, en citant de sa voix éraillée tout aussi bien Paulette Nardal (1896-1985), écrivaine et journaliste martiniquaise, première étudiante noire de la Sorbonne, l’une des inspiratrices du courant littéraire de la « négritude », que Rashid Khalidi, historien américain d’origine palestinienne, spécialiste du Moyen-Orient.

En résulte ce voyage lumineux sur le canal de Danama. Onze chansons et un instrumental, tous mixés par Mathieu « Gib » Gibert – pilier des beatmakers de La Fine Équipe – pour affoler les foules et réapprendre à se serrer les coudes. Comme avec Nbendia, premier single qui invite à la détente, ou la stupéfiante cavalcade anticléricale de Bang Rails, sans oublier Barala, missile solaire contre les cadences infernales du monde de l’entreprise. La chanson-titre, Danama, revient sur cinq siècles d’esclavage organisé entre l’Afrique, l’Europe et les États-Unis, et sur ce qui perdure de cette idéologie coloniale jusqu’à Gaza en flammes. Mike et Mamani se fendent, chacun chacune à leur façon, sur Dead Wood et Kele, d’une complainte nouée de larmes et de souvenirs. Notons d’ailleurs que l’album s’ouvre et se renferme sur un malheur, conjuré par la beauté de la musique ; via Nahel, le disque rend d’abord hommage à Nahel Merzouk, cet adolescent franco-algérien tué par balle à 17 ans, à bout portant, par un policier des Hauts-de-Seine lors d’un contrôle routier à Nanterre en juin 2023 ; puis Danama se conclue par une très émouvante élégie, Broken tezeta, dédiée au trompettiste Olivier Miconi dit « Bidou », brillant compagnon de route et membre émérite du Bim Bam Orchestra, emporté par un cancer en 2024, à 34 ans.

Gloire aux confluents de confiance des huit dignitaires d’Arat Kilo, dont la sagesse court maintenant sur des kilomètres et des kilomètres.

Richard Gaitet
Nahel. Hommage à Nahel Merzouk, énième victime – à 17 ans, à Nanterre, en juin 2023 – des violences policières françaises. Mamani Keïta chante les incertitudes du futur, Mike Ladd déplore la persistance d’une « guerre civile souterraine » et Aristide Goncalves fait des merveilles au piano.

Nbendia. Premier single afro-groove porté par des claviers hantés, pour célébrer la force des liens, l’énergie collective et la joie universelle de se sentir « à l’aise » parmi ses proches. La vie rebondit comme les lignes de basse de Samuel Hirsch.

Bang Rails. Stupéfiante cavalcade dénonçant les mensonges du catholicisme via l’image de curés tapant des rails de coke tout en haut d’un beffroi. La batterie de Florent Berteau atteint des sommets de créativité, quelque part entre le carnaval de Treme, à La Nouvelle-Orléans, et un club underground du New Jersey.

Eternity. À mi-chemin entre soul et hip hop acoustique, une ballade pour clamer le désir d’un peuple-monde débarrassé de sa bigoterie et de ses éternelles invasions, sur une adorable guitare de Fabien Girard.

Barala. Une machine à danser immédiate, drôle et vitaminée, pour critiquer de manière extrêmement réjouissante les injonctions à la productivité, qui dérive en électro solaire. « Au travail ! », clame le titre. D’après nos informations, on appelle encore ça un tube de l’été.

Suntight. Le ciel est rouge, comme le sang des victimes à chaque fois qu’un tank pointe le bout de son canon. Tempo lent, claviers bourdonnants et drum’n’bass caractéristique des années 90, pour cette curieuse échappée antimilitariste.

Danama. La chanson-titre s’appuie sur une mélopée de Mike Ladd sur les horreurs du commerce triangulaire d’esclaves et les manigances du capitalisme contemporain, contrastée par la douceur de la queen Keïta, qui nous somme d’avoir, malgré tout, confiance en l’avenir.

Bada Bada. « Quand tu reçois un invité, reçois-le bien. » Le refrain de Mamani traduit bien la sensation de cette chanson hospitalière sur l’hospitalité, comptine ensoleillée à fredonner entre ami·e·s au bord d’une rivière.

Dead Wood. Réaffirmation du talent de conteur de Mike Ladd, qui enchâsse deux petits récits, à propos d’une nuit en forêt l’année de ses 20 ans et de la tournée de Duke Ellington & Louis Armstrong dans le sud raciste des États-Unis, soutenu par les percussions de Gérald Bonnegrace.

Kele. Douloureusement lucide, la complainte de Mamani pour la paix internationale et la mort des rivalités entre les nations, tandis que monte en puissance le saxophone de Michaël Havard.

Calamity. Cassons nos calamiteux smartphones, fuyons les écrans et créons d’autres réseaux sociaux, plus harmonieux, dans la réalité. Un hymne hybride aux corps dansants, entre afro-groove et 2-step anglaise.

Broken Tezeta (Remember Bidou). Une marche funèbre instrumentale à la mémoire du trompettiste Olivier Miconi dit « Bidou », membre émérite du Bim Bam Orchestra, emporté par un cancer en 2024, à 34 ans.
La confiance est aussi celle du chemin parcouru. Souvenons-nous alors :

De la rencontre, en 2008, dans un festival au cœur du parc alpin du Queyras, de trois blancs-becs parigots : Fabien Girard (guitariste), Michaël Havard (saxophoniste), Samuel Hirsch (bassiste), tous mabouls des compilations Éthiopiques du label Buda Musique et des audaces de John Zorn.

Du choix de cet étrange nom de groupe, « Arat Kilo », en hommage à ce quartier étudiant – oasis de jeunesse, de savoir, de lumière – d’Addis-Abeba situé à « quatre kilomètres » de la gare.

Du premier EP autoproduit, sans titre, enregistré la nuit dans le studio d’Arte Radio.
Du premier album officiel, A Night in Abyssinia, clin d’œil à Dizzy Gillespie, avec au chant la Malienne Rokia Traoré, le rappeur québécois SoCalled ou la présence du vénéré mentor Mulatu Astatke, qui reprenait l’un de ses morceaux envoûtants, Dewel, en compagnie de jeunes disciples enchantés.

De ce bref séjour « à l’arrache » en Éthiopie, pour ouvrir leurs oreilles au-delà du fantasme, qui aboutit à ce mini-album de vingt minutes, 12 days in Addis, enregistré dans la capitale avec des pointures locales (2012).

De l’arrivée providentielle de Florent Berteau (batteur), Gérald Bonnegrace (percussionniste) et Aristide Gonçalves (trompettiste et pianiste), décuplant les thèmes qui pousseront dans l’album autoproduit Nouvelle fleur (2016), marqué par deux premières collaborations avec la chanteuse malienne Mamani Keïta et le rappeur américain Mike Ladd.

De la signature sur le label Accords Croisés pour produire Visions of Selam (2018, avec Mike et Mamani) et De Kaboul à Bamako : Sowal Diabi (2022, né de leur rencontre avec des musicien·ne·s afghan·e·s, kurdes ou iranien·ne·s, toujours avec Mamani) ou faire tourner depuis 2019 le spectacle Le Dernier Rimbaud, lecture musicale des lettres envoyées depuis l’Abyssinie par l’auteur brûlant d’Une saison en enfer, imaginé avec l’écrivain

Richard Gaitet.