Danay Suarez

Havana Cultura Sessions
Sortie le 15 décembre 2010
Label : Brownswood
 » Une sorte de gospel des Caraïbes qui serait passé par les villes du XXIe siècle sans rien perdre du pas alangui du marcheur en quête d’intériorité. De lentes méditations hallucinées qui s’arrêtent, laissant la place au silence, avant de s’exalter en happenings au long cours. Une manière très particulière de chanter très haut dans les aigus tout en adoptant un mode presque parlé. Un minimalisme de bon goût combiné à une intensité féline empreinte de mysticisme. » TELERAMA le 22/02/2011 ffff
Danay Suarez Fernandez est bien plus rappeuse que chanteuse de R&B, même si elle a bien moins de points en commun avec Lil’ Kim qu’avec, par exemple, Erykah Badu ou Jill Scott. Elle est tout à fait convaincante lorsqu’elle rappe sur la détresse de ses soeurs et les défauts de ses frères, sans adopter une seule pose de gangsta, et ses qualités de chanteuse sont incontestables. Invité à laisser un commentaire au sujet de « Espinita », une de ses chansons disponibles sur YouTube, un fan de Danay la décrit comme la « représentante du hip-hop cubain féminin et revendicatif avec la voix la plus ravissante et les paroles les plus intelligentes », et quiconque l’a vue en concert à La Havane ne manquera pas de confirmer ces dires.

« Je n’ai jamais dit que j’étais une rappeuse », fait remarquer Danay. « Je sais rapper et chanter, mais mon désir le plus profond est d’être chanteuse de jazz et d’évoluer dans cette direction. Jusqu’à maintenant, je n’y suis pas arrivée parce que je n’ai pas les compétences musicales nécessaires, mais un jour, j’y parviendrai... J’ai cette musique dans la peau ! »

Danay a 24 ans. Elle est née à La Havane dans le quartier du Cerro. Lorsque ses parents se sont séparés, elle a emménagé avec sa mère en banlieue, à Santa Fe. Elle se remémore son enfance dans le quartier : « Dans notre HLM du Cerro, nous devions monter les escaliers en courant avant que des morceaux de plafond ne nous tombent dessus. Les oiseaux faisaient leurs nids dans les trous du plafond. Les conditions de vie étaient très difficiles, mais j’étais heureuse car toute la famille était réunie. Je ne voulais pas partir, je voulais rester près de la civilisation ». Non seulement elle s’est adaptée à Santa Fe, mais elle s’y est aussi épanouie. « J’ai une profonde affection pour ce quartier », explique-t-elle. « Quand je vois maintenant le bruit et la pollution (dans le centre de La Havane), je suis toujours impatiente de revenir pour profiter du calme et de la tranquillité. Et la mer n’est pas loin, ce qui est très important pour moi ».

Danay habite avec sa petite sœur et sa mère, dont l’art céramique décore la cour extérieure. Sa tante Isabelle est l’artiste à l’origine de la sculpture sur le toit de la maison, une énorme cuvette de toilette peinte avec des couleurs vives et des motifs floraux, et visible à des kilomètres à la ronde.

Danay passe beaucoup de temps dans sa chambre, où elle écrit des chansons sur un vieux PC avec un logiciel de composition et un clavier MIDI. « J’ai toujours chanté, mais je n’ai jamais eu la chance de pouvoir apprendre la musique », raconte-t-elle. « J’ai étudié la programmation informatique, ce qui m’a été utile, je suppose. Mais dans ma famille, personne n’est musicien, je ne suis même pas sûre qu’ils sachent danser ».

Elle dit avoir commencé à faire du rap par hasard, en écrivant et en faisant rimer des textes sur des sujets qui la touchaient personnellement. « J’étais sûre de moi, convaincue d’avoir des choses à dire et je voulais me faire entendre. Un chanteur de rap a besoin de cette assurance. J’ai raconté beaucoup de conneries et j’essaye d’être plus modérée maintenant ».

A 15 ans, elle a été invitée à participer à un concert au Théâtre national de La Havane. « J’étais tellement nerveuse que j’étais obligée de tourner le dos au public pour chanter », raconte Danay. Elle a continué à jouer dans des concerts organisés par l’Agence Cubaine pour le Rap, l’organisme gouvernemental chargé de promouvoir le hip-hop à Cuba. Puis elle a commencé à travailler avec Aldo, membre d’un des duos de rap alternatif les plus en vogue à Cuba, Los Aldeanos. Aldo a aidé Danay à enregistrer et à produire ses propres chansons (« Libre », « Individual »), et elle a chanté avec lui quelques-unes de ses chansons (« La La La »).

Un jour, en 2007, Danay a rassemblé une bonne partie de ses maquettes et est allée à la rencontre de la super-star de fusion cubaine, X Alfonso. « Pour moi, c’était la seule personne qui pouvait comprendre mon travail », explique-t-elle. « Je n’y ai pas réfléchi à deux fois. Je me suis rendue chez lui et je lui ai dit « Tu ne me connais pas, mais voilà ma musique, écoute-la. Si tu as besoin d’une choriste, appelle-moi ». Quelques jours plus tard, il m’a demandé de travailler avec lui, et depuis ça continue ».

Qu’est-ce que l’avenir lui réserve ? « Bien sûr, j’adorerais avoir un groupe de jazz », explique-t-elle, « j’adorerais avoir un studio avec des ingénieurs derrière une table de mixage. Mais avant d’en arriver là, je vais continuer à composer dans la rue, à faire du rap, même si je n’ai signé avec aucune maison de disques. Pour moi, le plus important, c’est que les gens écoutent ma musique, qui ne traite pas seulement de ma vie, mais aussi de celles de millions de Cubains. C’est ce à quoi je me consacre ».

L’ALBUM DE DANAY

Gilles était en plein enregistrement depuis plus de cinq heures aux studios légendaires EGREM avec le noyau de son projet Havana Cultura, le coproducteur et pianiste, Roberto Fonseca, son groupe de trois membres et le point central du jour, la chanteuse Danay. Ils étaient tous dans ce même studio depuis cinq jours, en train de répéter pour leur prochaine tournée européenne, et ce fut un moment explosif, intense et incroyablement fun à la fois. Ce vaste espace avait été transformé, séparé par des cloisons et empli d’encens pour détendre l’atmosphère et le rendre plus intime et plus propice aux séances acoustiques qui devaient apparaître sur l’album de 4 morceaux de Danay.

Ce dernier jour à La Havane fut le temps fort de la semaine de Gilles, a-t-il affirmé, la réalisation de son rêve de présenter Danay en tant qu’artiste solo s’exprimant à travers un mélange de chansons aux sonorités jazz, soul, r’n b et hip-hop afro-cubaines. Il était loin de cacher son admiration ; il la considère comme un « phénomène - la chanteuse la plus étonnante qu’il ait entendue ou avec laquelle il ait travaillé depuis les cinq dernières années. » Et c’est un véritable compliment, considérant la longue lignée d’artistes brésiliennes et anglaises avec qui il a travaillé.

Le pari de Gilles était fantaisiste, voire même risqué, mais après cinq jours passés à écouter Danay chanter des rumbas afro-cubaines funky, des guajiras cadencées et des boléros emplis d’émotions, il n’avait plus aucun doute. Maintenant elle chantait dans la cabine d’enregistrement, dans un vieux micro aux airs de locuste des années 50, les yeux fermés, perdue dans sa rêverie. Il y avait vraiment de la magie dans l’air, et les fantômes de nombreux fabuleux chanteurs cubains ayant enregistré dans ces studios étaient présents. Mais maintenant, elle se retrouvait seule, face à Fonesca à l’autre bout du studio. La musique de ce dernier suivait et guidait la voix de Danay, ses improvisations scattées tourbillonnantes et ses échanges rythmés avec les musiciens. Après une semaine de coproduction et de collaboration avec Gilles, tout comme les autres, Fonseca était profondément impliqué dans la production d’une musique associée aux traditions afro-cubaines et possédant un élément spirituel.

Ce qui est tout de suite remarquable chez Danay, c’est qu’elle sait comment exploiter sa voix naturelle. Encore au début de sa vingtaine, elle produit des sons mûrs dignes d’artistes deux fois plus âgés qu’elle. Gilles la compare à Jill Scott et dans les moments d’enthousiasme extrême, au jeune Billie. Sa mère lui a dit qu’elle était née pour chanter. Elle a tout appris dans la rue, dit-elle, et lorsqu’elle était adolescente, elle a découvert le monde du hip-hop et a fait équipe avec Aldo Rodriguez, la future moitié du duo de hip-hop sensationnel Los Aldeanos. Puis elle a rejoint la star du jazz/rock X Alfonso. « Le rap était devenu mon monde de vie » a-t-elle affirmé, « et aujourd’hui je peux passer du rap à la chanson et vice-versa ». Et c’est exactement ce qu’elle fait. Sa formation classique et sa voix de soprano lui permettent de produire une vaste gamme de sons et de tons, et elle crée des couleurs semblables aux reflets d’une pluie d’été. Elle a l’une de ces voix uniques qui revêtissent de multiples identités vocales : chanteuse de soul et de R’n B, interprète de jazz, chanteuse parisienne, improvisatrice instinctive et chanteuse de scat comparable aux grands du be-bop. Ces deux dernières qualités font d’elle une rappeuse émérite, dont les paroles fusent à toute vitesse, au son de mélodies et de rythmes endiablés, tout en laissant toujours une place de choix à des éléments pleins d’émotions. Heureusement pour Gilles, elle a toujours rêvé d’être une chanteuse de jazz.

« Hay un lugar » (Il y a un endroit) passe d’un rythme lent, romantique et songeur à la passion et au feu et permet réellement d’apprécier l’étendue de la voix de Danay et le côté merveilleusement romantique de Fonseca. Ils exploitent tous les deux l’espace à merveille. Les notes faiblissantes de Danay font place à une frénésie pleine de passion, à base classique, qui à son tour s’estompe pour laisser entrevoir son côté jazz mélancolique.

« En lo profundo » (Dans la profondeur) est l’un des morceaux préférés de Fonseca, sur scène comme sur enregistrement, un hommage à la rumba endiablé et structuré, un mélange de percussions et de chants orchestré autour de son refrain répétitif et hypnotique au piano. Les contre-courants rythmiques effrénés servent de toile de fond pour sa complainte obsédante adressée aux dieux pendant que Danay atteint de nouvelles hauteurs, produit de nouvelles textures sonores, chante des paroles fragmentées et s’élève sans prononcer un mot telle une chanteuse soul chamaniste. « Ces morceaux sont du pur R’n B, » affirme Gilles en souriant.

« Guajira » est le morceau le plus traditionnel, familier et lyrique du disque, un style country classique apprécié du répertoire de Buena Vista, et composé autour d’un riff classique de Fonseca. Ce morceau passe du jazz latino léger à la salsa et, avec les rim-shorts de Ramses Rodriguez sur ses timbales retentissant tout le long, donne envie de danser - et enflamme les concerts live de Fonseca. Mais, il se prête également au chant tendre de Danay, semblant adressé à un amant.

« Ser o no Ser » (Êtres ou ne pas être), est le morceau le plus sophistiqué de la collection, rassemblant tous les musiciens du groupe. De la répétition du riff principal, le pianiste se lance dans une interprétation éblouissante et pleine d’émotions. C’est un morceau complexe, presque conceptuel, incluant des solos lyriques très élaborés pour chaque instrument, et permettant à Danay de jouer tout son répertoire vocal.

Lorsque Fonseca entame le refrain familier de la version instrumentale de « Drume negrita » sur son album de 2009, « Akokan », elle l’attrape au vol, fredonnant « Drume negrita (Dors, petite fille noire) », la berceuse rendue populaire par Celia Cruz. Ça en devient soporifique, voire même méditatif, et alors que l’enfant dort, on passe dans le monde des rêves.

Avec tout le groupe assis en silence dans la régie après ce dernier morceau, un pur bijou de 21 minutes, Gilles chuchote, « Restons-en là ». Et c’est ce qu’ils ont fait. Une heure plus tard, alors que Danay était dans le bus pour rentrer chez elle, que Roberto faisait de même à bord de sa petite fiat, et que Gilles était dans un taxi en route vers l’aéroport, son rêve accompli, il a tweeté « Je viens juste d’enregistrer l’album de Danay aux studios Egrem, à La Havane - du jazz cubain remarquable, profond, spirituel et l’un des grands moments de ma vie. »

Sue Steward, octobre 2010, Grande-Bretagne.