Trio Abozekrys

Don’t Replace Me By A Machine
Sortie le 19 octobre 2018
Label : Molpé Music
Après deux albums explorant une voie entre jazz et musique arabe et un projet autour des traditions égyptiennes, le prodige du oud revient en trio, avec son frère Abdallah au saz et le soutien du batteur Nicolas Thé. Une musique toute d’instinct, sorte de rock oriental d’une énergie d’autant plus étonnante qu’elle demeure acoustique, et où les deux frères jouent à croiser le fer pour mieux démontrer leur incroyable complémentarité.
Don’t Replace Me By A Machine

Il n’est pas de défi plus difficile à relever, pour un artiste, que de demeurer surprenant. D’autant plus quand l’impression que l’on a produite dès l’enfance mêlait à l’émerveillement un étonnement incrédule. Mohamed Abozekry a été ce prodige du oud qui, à l’âge où les bambins commencent d’ordinaire l’étude d’un instrument, renversait déjà ses auditoires par ses improvisations virtuoses et sa profonde connaissance des répertoires orientaux. Quelques années plus tard, installé en France, il fondait le groupe Heejaz et fusionnait sans le moindre complexe musique orientale et jazz, tournures tziganes, gammes indiennes et rythmes cubains. Après deux disques débordants d’invention (Chaos, sorti en 2013 et Ring Road, en 2015), le jeune joueur de oud revenait en 2016 à une formation entièrement arabe et affirmait, avec Karkadé, son attachement pour les traditions savantes et populaires d’Egypte.

Après avoir exploré tant de directions, Mohamed pouvait-il encore nous surprendre ? Oui. D’abord parce qu’il n’y a pas un Abozekry, mais deux. La grande surprise réservée par ce nouvel album s’appelle Abdallah Abozekry, joueur de saz dont le talent n’a rien à envier à celui de son frère aîné. Lui aussi a commencé son apprentissage à l’âge de 11 ans avant d’obtenir, quatre ans plus tard, son diplôme à la Maison du Luth Arabe du Caire. Formé par un professeur kurde originaire de Syrie, il a su garder des teintes égyptiennes dans son jeu et ne pas négliger de développer son style propre. Arrivé en France en 2015 pour suivre des études de musicologie, il a naturellement retrouvé Mohamed. Et bien vite, à force de jouer ensemble, le projet a pris corps. Soutenus par la seule batterie de Nicolas Thé, les deux frères inventent une sorte de rock oriental impétueux dont l’énergie brute rappelle par instants le style garage, la finesse et la virtuosité en plus.

« On a cherché à rendre le répertoire le plus varié, le plus divers possible, explique Mohamed. On ne voulait pas d’un album traditionnel ou se développant autour d’une ambiance unique. Jouer avec son frère rend les choses à la fois plus faciles et plus difficiles, on a des habitudes, des automatismes, une certaine complicité rythmique. Mais quand on connaît si bien les codes de l’autre, parfois, il arrive qu’on joue trop et qu’on perde le recul nécessaire à la globalité de la musique. Le défi, c’était de créer un son pour ce trio et de réussir à se sentir autonomes avec des instruments à cordes, sans le soutien d’une basse. On a voulu quelque chose qui casse les codes habituels, une musique compacte. » L’ensemble de l’album paraît ainsi absolument homogène alors même que chaque morceau qui le compose se distingue nettement des autres. Tous ont été conçus par les deux Abozekry, à l’exception de Give Me Back Myself, composé par le seul Mohamed, et Am I Alone, composé par Abdallah. Entre eux, la complicité musicale est telle qu’elle tient de la magie pure. Si une certaine rugosité imprègne Don’t Replace Me By A Machine, elle s’accompagne toujours d’une tendresse aussi instinctive que pudique. Faisant preuve d’un perfectionnisme acharné, les deux jeunes hommes ne se sont d’ailleurs montrés rivaux que sur un point, l’esthétique globale de leur album, la finalité de leur musique. Le genre de rivalité dont l’objet tire en général tout le bénéfice : à part à plus d’un titre, Don’t Replace Me By A Machine compte parmi les disques les plus originaux et les plus enthousiasmants qui nous soient parvenus du monde arabe ces dernières années.

Biographie

Mohamed Abozekry est né au Caire en 1991. Il aborde l’étude du oud dès l’âge de 11 ans et, pendant quatre années, suit l’enseignement du maître iraquien Naseer Shamma. Ce virtuose et pédagogue hors pair promeut une manière nouvelle d’interpréter les maqâms traditionnels, développant toutes les techniques possibles (accords, arpèges, harmoniques etc.) pour les mettre au service de son lyrisme. A son contact, Mohamed ne tarde pas à maîtriser parfaitement son instrument. Au sein de la Maison du Luth Arabe (Beit El Oud), l’école que Shamma a fondée au Caire, il apprend les multiples ramifications du maqâm, mais aussi les répertoires populaires qui participent à la richesse foisonnante de la musique égyptienne. Il étudie encore auprès des maîtres Hazem Shaheen et Nehad El Sayed, et se produit régulièrement avec l’Orchestre d’Orient dirigé par Naseer Shamma. Au début de l’année 2007, il se voit remettre le diplôme de soliste et professeur, avec prix d’excellence. A 15 ans, il devient le plus jeune enseignant de oud reconnu dans le monde arabe.

Les médias ne tardent pas à s’emparer du phénomène. Avec son visage encore enfantin et sa drôle de coiffure ébouriffée, Mohamed passe régulièrement sur les plateaux de télé, révélant une personnalité confiante et posée, aussi sérieux lorsqu’il joue que décontracté quand il parle. Les concours s’enchaînent, à Tunis, Dubaï et Damas où, en 2009, il obtient le premier prix au Concours International de Oud. S’il avoue avoir eu son bac de justesse, il n’a pas renoncé à faire des études, et c’est en France qu’il souhaite les poursuivre. A 18 ans, il s’installe à Lyon pour suivre des cours à la Faculté de Musicologie. Bien vite, il donne des cours de oud et commence à se produire en concert.

Sa stupéfiante capacité à assimiler de nouveaux langages musicaux lui permet de fréquenter des musiciens de jazz et de musiques du monde et de travailler à ses propres compositions. Il fonde bientôt le groupe Heejaz, avec Guillaume Hogan à la guitare manouche, Anne-Laure Bourget aux percussions et Hugo Reydet à la contrebasse. Sorti en 2013, le premier album de cette formation, Chaos, frappe par son originalité et son ambition. Sans le moindre heurt, Abozekry parvient à développer des idées remarquables au sein d’un univers harmonique a priori étranger aux modes arabes. En concert, sa vélocité ingénieuse et toujours au service de la musique laisse le public sans voix. L’expérience se révèle assez concluante pour que le jeune homme décide de la renouveler, en allant plus loin encore. Après avoir obtenu sa licence de musicologie en 2014, il publie l’année suivante l’album Ring Road avec un Heejaz Extended où l’on retrouve Anne-Laure Bourget et Hugo Reydet, mais aussi Benoît Baud (saxophone) et Ludovic Yapaudjian (piano). Le domaine balisé par Abozekry s’étend encore, allant des musiques indiennes à la salsa, sans que ses compositions en pâtissent ou que son oud ne paraisse, dans ce contexte, incongru.

Mais déjà, Mohamed songe à ce qu’il nomme son « projet soufi », un retour aux musiques savantes et populaires d’Egypte. En 2016, ce projet paraît sous la forme d’un album, Karkadé, enregistré avec une formation traditionnelle (violon, flûte ney et tambourin riqq). Passionné par l’écriture pour le cinéma, Mohamed entame également un master de Musique Appliquée Aux Arts Visuels (MAAAV), toujours à la Faculté de Lyon et s’essaye à la composition pour plusieurs films (18 jours, hommage à la révolution réalisé par un collectif de cinéastes égyptiens et présenté au Festival de Cannes en 2011 ; Nsibi, court-métrage réalisé en 2014 par Hassène Belaïd…).

D’une créativité intarissable, Mohamed présente à l’automne 2018 l’album Don’t Replace Me By A Machine, enregistré avec une nouvelle formation, sans doute la plus percutante de celles qu’il a tentées jusqu’à présent. Nommé Abozekry Trio, ce groupe comprend, en plus de Mohamed, son frère Abdallah Abozekry au saz et Nicolas Thé à la batterie. Un power trio dont la musique, instinctive, excitante et plus singulière que jamais, ne devrait laisser personne insensible.