Melos

Chants de le Mediterranée
Sortie le 21 Février 2012
Label : Accords Croisés
En grec, melos évoque à la fois le mélange et la séparation. Le nom était tout trouvé pour le projet de Keyvan Chemirani, en était à la fois la promesse et la métaphore, l’énoncé et le résumé.

- Keyvan Chemirani (France – Iran) : Dir. artistique & percussions
- Dorsaf Hamdani (Tunisie) : Chant
- Mohamed Lassoued (Tunisie) : Violon
- Mohammed Rochdi Mfarredj (Maroc) : Qanoun
- Drossos Koutsokostas (Grèce) : Chant
- Kyriakos Kalaitzidis (Grèce) : Oud
- Kyriakos Petras (Grèce) : Violon
- Periklis Papapetropoulos (Grèce) : Saz, bulgari & lafta
- Juan Carmona (Espagne) : Guitare
- El Kiki (Espagne) : Chant
- Sergio Martinez (Espagne) : Cajon
En grec, melos évoque à la fois le mélange et la séparation. Le nom était tout trouvé pour le projet de Keyvan Chemirani, en était à la fois la promesse et la métaphore, l’énoncé et le résumé.

Depuis une vingtaine d’années qu’il est entré en musique, le percussionniste d’origine iranienne a souvent exploré les possibles des rencontres entre musiciens de diverses traditions de la Méditerranée. Il a surtout découvert combien « il est faux de croire qu’il suffit de mettre un peu d’huile d’olive pour qu’un plat devienne méditerranéen. »

Dans Melos – Chants de la Méditerranée, il fait se rencontrer flamenco, musique grecque et traditions du Maghreb – entre autres. « Chacun se déplace vers l’autre, vers un espace très concret et très clairement délimité, mais en gardant vraiment son langage, son phrasé, ses intonations, tout ce qui fait qu’il est lui-même. »

Il ne s’agit pas de rechercher les entre-deux, les invariants ou les points communs de toutes les musiques de la région. Il ne s’agit pas de trouver un compromis partout acceptable et partout audible, mais de « se déplacer en essayant de créer du sens tout en conservant la force de son identité et sa propre puissance artistique. »

Sur le papier, l’enjeu est limpide. La voie n’est pas simple, qui doit unir des cultures sur un espace géographique et humain dont les dimensions sont semblables à un voyage de la Sicile à la Scandinavie…

Fils de l’immense Djamchid Chemirani, Keyvan a grandi dans la musique persane, cousine de certains territoires musicaux méditerranéens. Mais sa connaissance de ces cultures est surtout celle d’un Français : il rencontre, tout jeune, Françoise Atlan à Aix-en-Provence, Juan Carmona à Aubagne, Miquéu Montanaro vers Nice. Et, à la fin de l’adolescence, il est entré dans l’Ensemble Méditerranéen de Pedro Aledo, tentative pionnière de réunion de musiciens de toute la Méditerranée, il y a une vingtaine d’année. Son parcours est celui d’un sauteur de frontières qui aime à s’aventurer là où la rencontre est imprévisible : on se souvient de ses concerts et albums du Rythme de la parole, cycle mêlant artistes et musiques de trois continents.

Justement, Melos – Chants de la Méditerranée s’insèrera dans un programme européen de coopération artistique et culturelle entre les deux rives : au Nord, des festivals et des producteurs en France, en Allemagne et en Grèce ; au Sud, les énergies d’une Tunisie qui vient de faire sa révolution.

C’est de là que vient Dorsaf Hamdani, immense chanteuse et grande exploratrice de musiques. Venue dans Melos avec son violoniste Mohamed Lassoued, elle y osera tout : les formes, les langues, les rythmes, les intervalles l’invitent toujours à la recherche. Elle ose plonger en flamenco avec le guitariste Juan Carmona, le chanteur El Kiki et le percussionniste Sergio Martinez. Et elle aime explorer la Grèce d’En Chordais, trio venu de Thessalonique.

Keyvan Chemirani a convié deux autres de ses complices habituels, le Grec Périklis Papapétropoulos au saz, au bulgari et au lafta, le Marocain Mohammed Rochdi Mfarredj au qanoun.

Les onze musiciens travaillent pendant l’été à Djerba, en Tunisie, où ils donnent leurs premiers concerts, peu avant le premier enregistrement public de Melos – Chants de la Méditerranée au festival Stimmen de Lörrach, en Allemagne.

L’entreprise exige que les musiciens dépassent les trompeuses évidences de modes ou de couleurs mélodiques parentes. « Les modes, les intervalles, les rythmes sont si différents », note Keyvan Chemirani. « La fonction de la musique et des musiciens n’est d’ailleurs pas la même partout dans les cultures méditerranéennes. Notre travail doit en rendre compte : il y a des choses en commun, des choses à partager, mais des cultures très différentes. »

Les musiciens parlent entre eux français, espagnol ou anglais, aucune langue n’étant comprise et parlée de tous. « Il faut qu’il y ait pour chaque domaine un musicien qui soit force de proposition, qui soit une sorte de directeur artistique pour sa culture. L’enjeu n’est d’ailleurs pas que l’on joue toujours tous ensemble. Au contraire, j’aime varier les effectifs de titre en titre – quatre musiciens ici, puis huit là, puis quelques autres ne jouent pas sur deux pièces… Pour que chacun montre ce qu’il sait faire, il faut se sentir en sécurité, ne pas imaginer que l’on doit prouver être un bon musicien. La virtuosité n’est pas ce qui compte la plus ; l’important, c’est la générosité dans le partage vis-à-vis du public et des autres musiciens. »

Voilà pourquoi Melos – Chants de la Méditerranée n’est pas une parade de champions de malouf et de recordmen de flamenco. L’enjeu est de partager des lieux neufs, tantôt sur des thèmes originaux de Keyvan Chemirani, tantôt sur des titres issus des traditions de chacun. Parfois, un rythme maghrébin est le jumeau d’un rythme du flamenco. Mais parfois, aussi, les proximités sont encore plus spectaculaires, comme lorsque l’on découvre qu’une chanson grecque sur l’exil des femmes parties épouser un émigrant aux États-Unis ou en Australie trouve écho dans un récit tunisien sur la même situation historique et dans la même tonalité.

Peut-être est-ce là la plus belle force de ce projet : la musique de l’un devient d’autant plus aisément la musique de l’autre qu’elle portait en germe cette appartenance plurielle. Parentés souterraines que les historiens peuvent parfois expliquer, proximités secrètes, élans mutuels, désir de partage, inspirations collectives… Comme dans une fable initiatique, la rencontre rend possible beaucoup plus que la liste des convives. Le tout vaut beaucoup plus que l’addition des parties. Ce doit être cela que chante la Méditerranée : un espace plus riche par les relations qu’il suscite que par l’accumulation de ses trésors.

TITRE PAR TITRE

Ouverture

Cette composition instrumentale se fonde sur le mode kurdi de la musique tunisienne, mode que l’on retrouve dans le flamenco et dans la musique traditionnelle grecque. Si le mode est familier à tous les musiciens, ceux-ci sont notamment dépaysés par des éléments rythmiques venus d’Inde, qui contribuent à ce que cette ouverture ne puisse être assimilée à aucune tradition méditerranéenne unique.

Une histoire de l’exil

Le point de départ est une composition de Kyriakos Kalaitzidis (Zeïbekiko of Exil), dans un style traditionnel, évoquant ces villageoises grecques qui choisissaient leurs maris sur des photos avant de les rejoindre au Nouveau Monde. Dorsaf Hamdani apporte une chanson populaire tunisienne (Fel Ghorba) racontant la même histoire dans un mode très proche. Histoire et musique rapprochent les deux rives de la Méditerranée.

Nanas

Un instant d’intimité et de quiétude dans le spectacle : Juan Carmona et Dorsaf Hamdani se souviennent de berceuses qui, mariées, composent cette pièce dans laquelle leurs deux traditions restent lisibles. Espagne et Tunisie chantent ici autant qu’une âme commune, autant qu’un universel nourri des divers singuliers.

Karsilamas

Titre traditionnel grec à neuf temps, Karsilamas se déploie d’abord dans ses dimensions habituelles, avant de devenir le terrain de jeu d’une étourdissante échappée belle de Keyvan Chemirani et Sergio Martinez aux percussions, de Kyriakos Petras et Mohamed Lassoued au violon, de Mohamed Rochdi au qanoun.

Hommage à Ibn Arabi

En travaillant il y a quelques années avec l’ensemble Ibn Arabi de Tanger, au Maroc, Keyvan Chemirani a découvert une litanie de bénédiction soufie. Et ce « la illa illahi Allah » (« il n’y a de dieu que Dieu ») est construit sur un rythme à douze temps parent de la soléa, rythme flamenco. Quel meilleur hommage au poète né en Espagne musulmane que de rapprocher ces deux traditions malgré l’espace et le temps ?

Louanges

Avec un titre traditionnel Arménien (Djurjuna) à dix temps et un autre dix-temps venu du Maroc (El Horm ya Rassoul Allah), les musiciens s’élancent dans une fervente célébration qui use des mots arabes d’une prière d’action de grâce écrite par Mohamed Ben Msayeb. Sophistication de la construction, virtuosité des instrumentistes, ferveur du propos.

Turkish Mélos

Un tout petit thème très simple, parent de toutes les traditions présentées ici mais composé par Keyvan Chemirani dans des couleurs volontiers pan-méditerranéennes… Mais ce petit thème se révèle semé de chausse-trappes et de subtilités qui invitent les musiciens à trouver des voies nouvelles et une écoute plus exigeante que jamais pour mener à la partie de chant de Drossos Koutsokostas et Dorsaf Hamdani, sommet d’engagement et de richesse.

Suite tunisienne

En participant à un autre projet, Keyvan Chemirani avait joué Farha, morceau composé par Kaddour Srarfi un des plus célèbres violonistes tunisiens, que Mohamed Lassoued a proposé d’enchaîner avec Freg Rzeli autre classique du malouf. La pratique de la musique andalouse de Tunisie étant d’ouvrir ce titre à une exploration de plusieurs modes musicaux, Périklis Papapétropoulos et Juan Carmona improvisent dans des couleurs très variées.

Gallop

Sur un thème en 6/8 de Kyriakos Kalaitzidis, une frénésie d’interventions individuelles et d’échappées collectives qui profitent notamment de ce que le rythme épouse le tchaharmezrab de la tradition persane ou la buléria dans le flamenco. Une fois encore, la virtuosité personnelle des musiciens révèle leur patrimoine commun.

Ta poulia

Empruntée par Keyvan Chemirani à son frère Bijan, cette composition emprunte aux rythmes indiens comme à toutes les rives de la Méditerranée. Tour à tour, Dorsaf Hamdani, Drossos Koutsokostas et El Kiki s’aventurent, chacun muni de son bagage propre – bagage qui se révèle déjà riche de beaucoup d’échanges.

Bertrand Dicale