Biréli Lagrène

Storyteller
Sortie 16 novembre 2018
Label : Naïve / Believe
Bireli Lagrene vit de musique et dort avec sa guitare. Qu’en rêve, il lui vienne une idée ? Il se réveille, se dresse et la joue sans attendre. Se demande-t-il d’où elle vient ? Se demande-t-il ce qui relance sans fin la musique ? Les guitaristes, sans doute, leur mère ancienne, les étoiles filantes ou les vieilles choses énormes : Dieu, Django, un tremblement de terre à Tokyo… Les puissances d’antan le savent. Les puissances de la guitare sont ce peu de pensée à traverser la nuit. La lune poursuit sa course. Bireli s’est tourné contre le mur et dort comme un plomb.

BIRELI LAGRENE : GUITARE
MINO CINELU : PERCUSSIONS
LARRY GRENADIER : CONTREBASSE
Bireli Lagrene vit de musique et dort avec sa guitare. Qu’en rêve, il lui vienne une idée ? Il se réveille, se dresse et la joue sans attendre. Se demande-t-il d’où elle vient ? Se demande-t-il ce qui relance sans fin la musique ? Les guitaristes, sans doute, leur mère ancienne, les étoiles filantes ou les vieilles choses énormes : Dieu, Django, un tremblement de terre à Tokyo… Les puissances d’antan le savent. Les puissances de la guitare sont ce peu de pensée à traverser la nuit. La lune poursuit sa course. Bireli s’est tourné contre le mur et dort comme un plomb.

Né à Souffleheim en Alsace (le 4 septembre1966), Bireli est de loin le plus téméraire, le plus brillant, de tous les successeurs de Django Reinhardt. En 1980, il publie Routes to Django. Il a 14 ans. Succès immédiat. Cela peut suffire à tuer une carrière, ou vous enfermer à jamais – la punition la plus incompréhensible aux Manouches. Bireli connaît suffisamment les routes, toutes, pour savoir les quitter.

Deux ans plus tard, il compose la bande-son de Querelle, le film de Fassbinder. Suivez le fil. John McLaughlin, Paco de Lucia, Larry Coryell, Pat Matheny, les superstars du jazz en fusion l’appellent, le veulent, et tous les musiciens avec eux. Bireli les rencontre, fait un bout de chemin ou le tour du monde avec eux. Mais surtout, il croise Jaco Pastorius, l’inventeur bondissant de la basse électrique.

On donnerait cent vies pour voir ce dont ils étaient capables en scène : Bireli et Jaco, le plus libre des électrons de la guitare moderne, avec l’indépassable Indien de la basse : deux folies ensemble, deux passions, deux explorateurs sans limites. Ce n’est pas seulement sur ce point, la chance de jouer demain, que Bireli – grand bassiste également – est fidèle à Django. C’est dans l’improviste, la curiosité du possible, l’envie de l’impossible. Bireli n’aime pas que l’on réduise Django à la guitare manouche. Il sait à mains nues ce que Django a fondé. Il sait ce que Django, sans rien imposer, simplement en jouant, a définitivement établi, propagé. Mais il aime le Django toujours déjà expérimental : Django bizarre, Django hors d’atteinte, Django hors d’attente. C’est sur ce versant de l’âme qu’il ressemble à Django. Dans cet amour des nouveautés d’antan à venir. Ce qui fait de ses retours au style fondateur – Gipsy Project –, une syntaxe d’instants précieux d’une folle exactitude. Avec toujours la porte de la verdine ouverte sur les champs. Quoi qu’il joue, même la nuit, quand le réveillent les manoirs de ses rêves, Bireli a une diction, une lisibilité que rien n’attaque : ni la vitesse, ce fantasme assez pauvre des musiciens à court d’idée, ni la mode.

Bireli joue la guitare toute. Il joue de tous les possibles, de l’étendue du manche, des notes qui n’existent pas. Il joue des distorsions, du synthétiseur, du son de tous les sons, des voies électroniques. Son toucher, d’une délicatesse de dentelière, lui permet tout : les harmoniques effleurées, les accords inattendus, la science des fins. On reconnaît un grand créateur à sa façon de parapher un morceau.

Son étincelante virtuosité lui permet tout : ce lyrisme qui n’est qu’à lui, la rigueur mathématique des rythmes, et cet air faussement désinvolte de sérieux absolu. Un air très attentif à la musique et à ce qui vient dans la nuit. Comme font les enfants. Jamais il ne triche, jamais il ne frime. Il joue à fond.

Au plus fort de son Gipsy Project, devant des publics de guitaristes avides, de familles, de cousins, de manouches, de passants ordinaires, Bireli avait le chic pour faire, au rappel, tout à l’envers.

Au lieu de reprendre un tube, un standard, une chansonnette que chacun connaît, Nuages, comme chacun fait au rappel, Bireli désaccordait vite fait sa guitare, la première corde d’abord, le mi grave, rendu à une sorte d’élastique fondamental… Et là, sans souci de l’attente du public, il faisait du Bireli chimiquement pur. Balançant une musique free, des sons stridents, la symphonie des astres, un feu d’artifice imbuvable pour tout public non averti qu’il prenait à contrepied. Alors, avec une aisance ahurissante, il emballait son monde. Tout comme faisait Django, à la fin, quand il rencontrait les modernes au club Saint-Germain enfin rouvert (1951), tentant tous les possibles de l’amplification. Lui aussi, il n’aimait que sa liberté.

Seule leçon qu’a retenue Bireli jusqu’au bout. L’énergie, la surprise, la joie, la vie, l’idée venue dans le rêve, et le lendemain, comme la théorie de la relativité restreinte le fut pour Einstein au réveil, l’intuition réalisée en musique. Une musique que personne, à commencer par lui, Bireli, n’avait jamais entendue. Une musique qui semble si familière à tous.

Prodige ? Mettons. Maîtrise insouciante de son génie ? Traditionnel ? Fusion ? Free ? Folie douce ? Rien de tout ça : Bireli dans ses œuvres, Bireli qu’on irait voir au bout du monde, Bireli dont on ne sait encore rien, sinon l’enchantement qu’il déclenche. C’est si rare, de se savoir contemporain d’un artiste génial… D’apprendre tout de lui : moins la musique qu’une leçon de vie. Se demander ce qu’il inventera demain. Ce que lui auront dicté la nuit des savants, des étoiles et la lune.

Francis Marmande